Images reproduites, images « monstrueuses » :
l’étrange pouvoir de la vertu imaginative

- Evelyne Berriot-Salvadore
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 5. P. Boaistuau, Histoires prodigieuses, 1566

Fig. 6. P. Boaistuau, Histoires prodigieuses,
Paris, R. Le Mangnier, 1566, f° 12.
© Bibliothèque Interuniversitaire de Santé -
Histoire de la santé.

Fig. 7. A. Paré, Œuvres, 1579

L’image met en scène trois personnages [15], le roi, la femme velue, l’enfant noir (fig. 5), qui appartiennent, en réalité, à deux histoires différentes inscrites dans une longue tradition. La première, attribuée à Marc Damascène, est celle de la vierge « entièrement velue comme un ours » présentée à l’Empereur Charles IV, roi de Bohême ; la mère l’aurait enfantée « deforme et hideuse », pour avoir trop attentivement regardé une effigie de Saint-Jean vêtu de peau attachée au pied de son lit, au moment où elle concevait. A quelques variantes près, Boaistuau reprend le récit d’Henri-Corneille Agrippa dans le traité De la philosophie occulte [16], récit que l’on retrouve, entre autres, dans les Diverses Leçons, de Pierre Mexia, puis chez Montaigne dans De la force de l’imagination I, 21 [17]. La fille est tantôt velue comme une « ours » ou comme un « chameau » mais, quel que soit son pelage, elle est hirsute comme une bête sauvage.

La deuxième histoire provient de saint Jérôme [18] qui attribue à Hippocrate le mérite d’avoir sauvé une princesse soupçonnée d’adultère parce qu’elle avait mis au monde un très bel enfant, qui n’avait aucune ressemblance avec l’un ou l’autre de ses parents : la cause en était aussi un tableau suspendu dans sa chambre. L’anecdote en est répandue – on peut la retrouver chez Alciat ou chez Coelius Rhodiginus [19] – mais sa transmission révèle une interpolation et un étrange renversement, de pulcher à niger, du positif au négatif pourrait-on dire. En effet, ce n’est pas chez Hippocrate – les annotateurs ont vainement cherché le lieu où il aurait évoqué une telle histoire – mais chez Galien que se trouve un récit comparable :

 

J’ai lu dans une vieille histoire qu’un homme laid, mais riche, voulant avoir un bel enfant, en fit peindre un très beau, et qu’il recommanda à sa femme de fixer, à l’instant des caresses amoureuses, les yeux sur ce tableau : elle le fit, et dirigeant, pour ainsi dire, son esprit et toute son attention vers cet objet, elle mit au monde un enfant qui ne ressemblait point à son père mais parfaitement au modèle qui l’avait frappée [20].

 

Or, à la fin du XVIe siècle, le médecin André Du Laurens, dans ses controverses à propos de « La semblance des enfants », se réfère à ce texte de Galien, mais sa traduction enregistre une variante significative – comme l’a remarqué Benjamin Bablot, en 1788, dans sa Dissertation sur le pouvoir de l’imagination, un des derniers textes à soutenir la thèse imaginationiste [21] – l’homme « laid mais riche » de Galien devient un éthiopien :

 

Je donnai conseil à un Ethiopien, pour avoir de beaux enfans, qu’il mît une belle image aux pieds de son lit, et que sa femme la regardât fort attentivement au temps de la copulation. Il crut mon conseil et l’événement fut tel que je lui avais dit [22].

  

La tradition textuelle comme la tradition iconographique amalgament plusieurs sources : Galien, ici, se trouvant contaminé par Les Ethiopiques d’Héliodore (IV, 8) où se lit l’histoire de la reine d’Ethiopie, Persina, qui met au monde la belle et blanche Chariclée parce qu’elle avait devant les yeux la peinture d’Andromède au moment de l’embrassement [23].
      Boiaistuau retient, lui, la version négative de la tradition, du beau au laid, du blanc au noir :

 

[…] Hippocrates sauva une Princesse accusée d’adultere, par ce qu’elle avoit enfanté un enfant noir comme Ethiopien, son mary ayant la couleur blanche, laquelle à la suasion d’Hippocrate fut absoulte, pour le pourtraict d’un more semblable à l’enfant, lequel coustumierement estoit attaché à son lict (p. 388).

 

Présenté, comme un frère de la fille velu, l’enfant noir illustre l’« obstinee » et dangereuse imagination des femmes qui peut troubler le processus attendu de la reproduction selon lequel la géniture ressemble à ses géniteurs [24]. Mais la place et la mise en scène de l’image – les deux « monstres » sont face à un personnage portant tous les attributs de la royauté – lui confèrent aussi une autre fonction. En effet, ce cinquième chapitre consacré aux causes des enfantements monstrueux est présenté comme l’ouverture d’une nouvelle section du recueil : après avoir montré que les « Roys, Empereurs, Pontifes et Monarques [ne sont] exempts de prodiges », Boaistuau veut approfondir sa matière et décrire les « monstres horribles et prodiges espoventables, qui se retrouvent au commun peuple » [25]. L’image de la fille velue et de l’enfant noir, placée au début du chapitre V, peut alors être interprétée comme une transition soulignant le lien entre les deux sections : par la présence du roi sans doute, mais surtout parce que le motif du corps velu en fait une nouvelle variation de l’image précédente, illustrant l’exemple de Nabuchodonosor (fig. 6) : ce roi « si bien abaissé par la main forte de Dieu, qu’il n’est plus couvert que de poil, qui est la parure des bestes » [26] ! La place donnée à l’image, dans la dernière édition du XVIe siècle, en 1598, favorise encore cette lecture, puisqu’elle occupe le bas de la page où se termine la quatrième histoire de Nabuchodonosor. Si la fille velue, accompagnée de l’enfant noir, montre l’ardente imagination des mères, elle rencontre aussi ces monstres hirsutes produits en horreur des péchés des hommes qui vivent comme bêtes brutes.
      Ambroise Paré, dans le chapitre qu’il consacre aux monstres faits par imagination suit de très près Boaistuau, à qui il emprunte les deux mêmes histoires, presque littéralement. Pourtant, s’il reproduit l’image de la fille velue et du garçon noir, il en supprime toute la mise en scène qui la rattachait implicitement au motif de l’homme sauvage. Le voisinage qu’il choisit est tout autre ; à côté de la fille velue figure le monstre « hideux » de Saxe, le veau-moine (fig. 7) :

 

En Saxe en un village nommé Stecquer, fut né un monstre ayant quatre pieds de bœuf, les yeux, la bouche, et le nez semblables à un veau, ayant dessus la teste une chair rouge, en façon ronde : une autre par derriere, semblable à un capuchon de moyne, ayant les cuisses dechiquetees, comme tu vois par ceste figure cy dessus peinte [27].

 

>suite
retour<

[15] Quatre personnages, si l’on prend en compte la sculpture qui surmonte le trône : un buste de femme qui semble observer la scène.
[16] H.-C. Agrippa, De occulta philosophia libri tres, Cologne, 1533, I, 65 « Quomodo passiones animi etiam operantur extra se in corpus alienum ». La Philosophie occulte, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1910, Tome I, pp. 186-187 : « Comment les passions de l’Ame opèrent hors de soi sur un autre corps » : « Les passions de l’âme qui suivent la phantaisie, quand elles sont véhémentes, peuvent non seulement changer le corps propre, mais encore elles s’étendent jusqu’à opérer sur un Corps étranger (…) Ainsi une âme qui est forte et qui est échauffée donne la santé ou la maladie, non seulement à son corps propre, mais encore aux corps étrangers. Ainsi Avicenne croit qu’un chameau tombe en voyant tomber un  autre ; de même on voit, dans l’urine de ceux qui ont été mordus de quelque chien enragé, des figures d’un chien. Pareillement l’envie d’une femme grosse agit sur un corps étranger en marquant son fruit de la chose qu’elle a souhaitée. Ainsi se font plusieurs générations monstrueuses, comme Marc Damascène en raconte une qui s’est faite à Pierre-Sainte, village dans le pays de Pise, d’une fille que l’on présenta à Charles, roi et empereur de Bohème, que sa mère avait engendrée toute velue (hirsutam et villosam) comme une bête sauvage (ferae instar), pour avoir regardé une image de saint Jean-Baptiste qui était devant son lit. Et l’on voit que cela n’est pas seulement arrivé aux hommes, mais aux animaux mêmes. Ainsi nous apprenons que les verges que le patriarche Jacob jeta dans l’eau, firent changer de couleur aux brebis de Laban ; et la force de l’imagination des paons et des autres oiseaux couvant donne la couleur à leurs ailes ; par ce moyen l’on a fait des paons blancs, en suspendant des draps blancs à l’entour des lits des couveuses ».
[17] Les diverses leçons de Pierre Messie (…) mises en françois par Claude Gruget, Lyon, B. Honorat, 1577, II, 7, p. 203 ; Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1992, Tome I, p. 105.
[18] Questiones in Genesim dansOpus Epistolarum… éd. Erasme, 1546, 3e partie, f° 70v : « Et scriptum reperitur in libris Hippocratis, quod quaedam suspicione adulterii fuerat punienda cum pulcherrimum peperisset, utrique parenti generique dissimilem, nisi memoratus medicus soluisset quaestionem : monens quaerere ne forte talis pictura esset in cubiculo : qua inventa, mulier a suspicione liberata est » (cité par J. Céard, dans A. Paré, Des monstres et prodiges, p. 165, note 64). « On trouve écrit dans les livres d’Hippocrate qu’une femme, soupçonnée d’adultère, allait être punie, parce qu’elle avait mis au monde un enfant très beau, et n’ayant aucune ressemblance avec l’un ou l’autre de ses parents ; le médecin décida la question, en conseillant de rechercher s’il n’y avait pas dans la chambre un tableau. Le tableau y était en effet, et la femme fut libérée de tout soupçon ».
[19] Voir P. Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), op. cit. p. 760, note 94.
[20] De la thériaque à Pison, cap. XI. De theriaca ad Pisonem, cap. XI (Kühn, XIV, cap. XI, pp. 253-254). Cité et traduit par Benjamin Bablot, dans Dissertation sur le pouvoir de l’imagination des femmes enceintes ; dans laquelle on passe successivement en revue tous les grands Hommes qui, depuis plus de deux mille ans, ont admis l’influence de cette Faculté sur le Foetus, et dans laquelle on répond aux objections de ceux qui combattent cette opinion, Paris, Royet, 1803 [e.o. Paris, 1788], p. 17.
[21] Ibid., p. 16.
[22] Historia anatomica, L. VIII De formatione fœtus, Q. XX. (p. 411, éd. Paris, 1600). La traduction est celle de Theophile Gelée, dans Les Œuvres de Me André Du Laurens, Paris, Mathieu Guillemot, 1646, Livre VIII De la Generation de l’homme, quest. 20, p. 410.
[23] Histoire Æthiopique d’Heliodorus, contenant dix livres, traittant des loyalles et pudiques amours de Theagenes Thessalien et Chariclea Aethiopienne, [trd. J. Amyot, e.o. 1547] Lyon, H. Gazeau, 1584, Livre X, p. 543. Cet exemple est aussi donné par A. Paré, Deux livres de chirurgie, op. cit., éd. J. Céard, p. 35 et note 62.
[24] Selon une conception aristotélicienne de la nature : « Celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique » (De la génération des animaux, Paris, S.E.B.L., 1962, IV, 3, p. 146).
[25] P. Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), op. cit. p. 385.
[26] Ibid., pp. 379 et 383.
[27] A. Paré, Des monstres et prodiges, op. cit., p. 37.