Toucher des mains, toucher des yeux.

Les collections d’images de Marcel Mariën
- Marcela Scibiorska
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Fig. 4. M. Mariën, page de cahier, s. d.

Fig. 5. M. Mariën, page de cahier,
s. d.

Dans cette pose décontractée, le regard fixé au loin, comme rêveur, la femme en chair et en os matérialise une sensation d’intimité qui s’installe entre elle et le photographe, rendue d’autant plus tangible qu’elle contraste avec l’image en deux dimensions, le simulacre du corps humain qui lui est juxtaposé. Imprimée sur papier, la pin-up, cet archétype idéalisé de la femme séduisante, provoque en revanche ce qu’Anne Monjaret appelle « l’émotion charnelle » de l’iconographie érotique, avec laquelle les artistes « jouent […] en retravaillant le corps de la femme, ce corps qui devient source d’inventivité, nourrissant un imaginaire » [12]. Rangée dans l’archive de l’écrivain après avoir été photographiée, l’affiche de Bardot garde en elle la potentialité d’une matière première de travail ; elle se prête à un maniement et un démantèlement par les mains de Mariën. Mais, au-delà d’une intégration physique de l’œuvre, l’imagerie sexuellement chargée imprègne aussi l’univers de l’écrivain-plasticien en faisant appel à sa perception sensorielle du monde. Le sein découpé de Bardot se fait ainsi le point de rencontre entre les propriétés physiques de l’image et la perception haptique de l’environnement de Mariën, qu’il évoque dans Le Radeau de la mémoire (1983) dans une réminiscence des poitrines qui l’ont marqué au cours de sa vie :

 

Je vis mes premiers seins nus au cinéma, dans la version muette de J’accuse (…). C’est à quelque temps de là que je vis mes premiers seins au naturel, ceux d’une cousine, mais ce n’était encore qu’un compromis puisqu’elle était en train d’allaiter (…). Mais les seins se voient aussi avec les mains. Entre ceux d’Edith (l’héroïne de J’accuse) et ceux de la cousine Elisa oscille le souvenir plus matériel des seins d’Elisabeth tels que je les redécouvris après cinq ans de vie commune, amoureuse et quotidienne, grâce au mystérieux pouvoir d’une chemisette à carreaux, très légère et un rien pelucheuse – j’en appelle comme un aveugle au souvenir de mes paumes – qu’elle avait passée sur son torse nu, un jour qu’elle faisait le linge. Au travers de l’étoffe mince, sa poitrine acquérait une saveur si déconcertante que mes mains en furent transportées [13].

 

Toucher l’âme : l’affect de l’album photo

 

Ce rapport à la sensualité qui jaillit du quotidien décrit dans Le Radeau de la mémoire, déterminant pour l’œuvre de l’écrivain et entretenu par un jeu entre le caché et le visible, habite l’imaginaire de Mariën et s’incarne à travers l’ensemble de sa collection iconographique. Parmi les images volantes, pages arrachées dans les magazines, publicités et cartes postales contenues dans ses stocks, l’on trouve ainsi des carnets remplis d’images dont les couvertures sont emballées dans des photographies érotiques, figurant généralement des nus féminins, parfois agencées en forme de montages, d’autres fois utilisées dans leur entièreté, dans une pratique qui n’est pas sans rappeler le cahier dont l’écolier recouvre la page de garde, ou encore le journal intime décoré. Le contenu de ces livrets est variable et éclectique : Mariën y colle des photos d’actes sexuels explicites, les mélangeant avec des cartes postales du Vietnam, des reproductions de peintures, des images de fleurs ou de timbres, en y intercalant bon nombre de ses propres réalisations photographiques (figs.  4 et 5). En vue de l’agencement visiblement réfléchi des images qui y sont disposées, ces cahiers, à ma connaissance jamais publiés ni exposés par l’artiste, mais qui évoquent néanmoins certaines de ses créations connues, se trouvent à mi-chemin entre objets privés et œuvres plastiques abouties.

Les diverses configurations auxquelles s’essaye Mariën sur leurs pages laissent penser que ces cahiers constituaient une sorte de terrain d’exercice pour l’écrivain-plasticien, lieu d’incubation d’une œuvre à venir. Le recours fréquent au médium photographique semble aller dans le sens de cette hypothèse ; en effet, d’après Xavier Canonne, la photographie constituait pour l’écrivain une sorte de lieu intermédiaire de la création : « Mariën préfère se tenir en marge [de la pratique photographique], y voyant alors un moyen plus qu’une forme d’expression à part entière, une façon de passer utilement et efficacement du stage de l’écrit à la formulation visuelle […] » [14]. Des photographies sont en effet intégrées dans ces livrets, montrant l’écrivain entre autres en train de filmer une femme, entouré de matériel professionnel et d’une équipe, de composer des collages, ou encore d’écrire à son bureau. En dévoilant les coulisses de ses pratiques artistiques et littéraires, le cahier en question revêt aussi un rôle paratextuel, se positionnant de manière explicite en périphérie de l’œuvre.

D’autres cahiers, emballés de la même manière dans des photographies sexuellement chargées, représentent ce qu’il y a de plus classique en termes d’albums photos de famille : on y aperçoit des enfants en train de jouer, Mariën avec des amis en vacances, ou encore la compagne de l’écrivain dans des poses de la vie quotidienne, photographies qui recherchent visiblement une qualité esthétique et visent à susciter chez le regardeur – potentiellement familier avec les sujets des portraits – une tendresse, voire une certaine nostalgie. En tant que médium, l’album photo demeure élusif : support d’une réminiscence personnelle, il n’en existe pas de forme standardisée. La composition d’albums photo est, en revanche, une pratique partagée [15], destinée, de façon systématique, à engendrer un affect chez celui qui le regarde. Or, la contiguïté des photos de famille et des couvertures à la tonalité érotique condense en ces objets les deux types d’images intimes qui peuplent de manière éparse la collection de Mariën : l’amour familial et la sexualité, qui relèvent dans une perception commune de registres foncièrement différents.

Mais c’est ce choc des registres, précisément, qui apparaît comme fil conducteur du geste créatif sous-jacent à l’élaboration de ces livrets. Sur leurs feuilles, des similitudes émergent des contrastes, à l’exemple d’une page sur laquelle figurent une photographie d’acte sexuel en noir et blanc et deux cartes postales aux tons sépia colorisées donnant à voir des couples dans des situations romantiques clichées. L’un des deux couples se susurre des mots doux en pêchant au bord d’un lac ; l’autre photographie met en scène un photomontage d’un homme assis, le regard au loin, un livre posé sur ses genoux ; au-dessus de lui figure une jeune femme – on comprend que plutôt qu’être là physiquement, elle habite ses pensées. Un court texte figure en bas de l’image : « La lecture d’un beau roman me fait songer à nos sentiments. » L’amour kitsch des cartes postales contraste violemment avec la crudité pornographique de la photographie figurant au-dessus d’elles ; pourtant, les deux images peuvent aisément être liées par le fil thématique des différents versants de l’intimité [16].

 

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[12] A. Monjaret, La Pin-up à l’atelier. Ethnographie d’un rapport de genre, Ivry-sur-Seine, Créaphis Editions, 2020, p. 36.
[13] M. Mariën, Le Radeau de la mémoire : souvenirs déterminés, Paris, Le Pré aux Clercs, 1983, pp. 12-13.
[14] X. Cannonne, Marcel Mariën, le passager clandestin¸ Op. cit., p. 177.
[15] K. Yacavone, « Les albums de photographie entre souvenir privé et éloge public : Victor Hugo et l’Album Allix », communication à l’occasion du séminaire en ligne Images re-vues coordonné par E. Wicky et V. Zachari, 14 mai 2021.
[16] Plusieurs agencements de ce type sont présents dans le même cahier. Par exemple, deux cartes figurant un soldat en guerre qui rêve de sa bien-aimée, accompagnées d’une photo d’un anulingus, ou encore une photographie signée montrant un couple élégant, sous laquelle sont collées deux photographies de femmes s’exhibant devant l’appareil.