Toucher des mains, toucher des yeux.

Les collections d’images de Marcel Mariën
- Marcela Scibiorska
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. M. Mariën, Les Torches
du silence
, 1937

Fig. 2. M. Mariën, affiche découpée,
s. d.

Fig. 3. M. Mariën, La Femme entrouverte, 1985

Une sensualité intermédiale

 

Les archives visuelles de Marcel Mariën abritent des documents qui relèvent de manière prépondérante de l’image éphémère, telles des publicités, pages arrachées dans des magazines, séries de livrets pornographiques, articles traitant de sexualité, anciennes planches montrant des animaux, ou encore des faits divers sur des étoiles du porno dont Mariën suivait de toute évidence la carrière. Il est difficile de retracer précisément de quelles façons la plupart de ces images ont pu habiter l’espace avant leur dépôt aux archives ; toutefois, le manque d’épingles ou de traces de scotch ainsi que les plis sur certaines d’entre elles paraissent indiquer qu’elles n’étaient pas affichées aux murs, mais plutôt entreposées ou rangées dans un lieu fermé.

Certains types d’éphémères contenus dans le Fonds n’étonnent guère un chercheur familier des pratiques surréalistes. L’on y trouve en effet des images « de peu » issues du quotidien, telles que des cartes postales, objets volontiers collectionnés par de nombreux écrivains liés au mouvement, comme Paul Eluard ou, en Belgique, Paul Nougé. Ces objets se prêtent aisément aux détournements de toutes sortes : ainsi, Mariën superposait des collages sur ces cartes ou les couvrait de dessins pour y faire advenir de petites œuvres souvent provocantes. Les cartes postales, particulièrement celles qui figuraient des tableaux connus, lui fournissaient également un support d’écriture : en témoignent deux reproductions de toiles de Jean-Baptiste Greuze, peintre du XVIIe siècle, qui mettent en scène des jeunes femmes : La Laitière et La Cruche cassée.

Au dos de ces cartes, Mariën a inscrit deux textes poétiques, respectivement intitulés « Paysage mental » [6] et « Viol vers l’ouest » [7]. Tous deux évoquent une imagerie qui rappelle la reproduction au recto. Le premier peint un tableau onirique, où « La fille aux yeux dort, la baratte abandonnée, appuyée sur sa cuisse de pierreries, maculée de lait, éclaboussures probables de quelque travail difficile ». Du second, plus élusif et rédigé en vers, émane avant tout un appel à la sensualité du corps féminin en communion avec la nature : « Je marche, monts-volcans, maisons-faucilles, lacs-cidres, seins-pilotis et le paradisier-masure, meuble vivant aux lèvres contagieuses, maisons-hantées à travers champs, à fleur-de-terre, à ventre-racine ». Au recto, l’écrivain a ajouté de courts textes qui épousent ou encadrent l’image au centre, et qui font écho, par les motifs qui y sont évoqués (la nature, le rêve, la sensualité), à ceux figurant sur la face arrière. C’est ici l’entièreté de la carte postale en tant qu’objet qui permet à la poésie de se déployer pleinement ; le dialogue entre les mots et la peinture reproduite ne peut être noué que lorsque l’image est retournée par la personne qui la tient. La pluridimensionnalité de l’image concrète constitue le pivot d’une création dont l’intermédialité se matérialise par le maniement physique auquel elle se prête.

Supports d’une écriture sans destinataire apparent, titrées et signées par Mariën, ces cartes sont authentifiées en tant qu’œuvres de l’écrivain, et se voient par là même ôtées à leur fonction première, celle d’un vaisseau de communication. Pourtant, cet usage épistolaire est ici subtilement rappelé par l’évocation d’une pratique répandue dans les échanges intimes, à savoir la trace de lèvres laissée sur le papier. En effet, les deux images sont couvertes de baisers, toutes deux rappelant ce geste sensuel par des biais médiatiques différents. La première fait l’objet d’un jeu de substitution entre texte et image, où la jeune laitière est parsemée de mots « baiser », tandis que la seconde est ponctuée de dessins de lèvres. L’écriture à même le corps de femmes renvoie à un procédé artistique auquel Mariën recourait fréquemment ; toutefois, l’évocation du toucher des lèvres sans qu’un contact entre la bouche et le papier n’ait réellement lieu n’est pas sans rappeler les lettres d’amour que le poète envoyait à Jacqueline Nonkels, amie du couple Magritte dont l’écrivain s’était épris dans sa jeunesse (fig. 1). Ces courriers, conservés dans le Fonds Jacqueline Nonkels, contiennent à leur tour des collages de lèvres [8], qui accompagnent les mots doux en traduisant le désir charnel que vouait Mariën à sa bien-aimée.

Par la figuration du toucher des lèvres, commune aussi bien à la production poético-plastique qu’à l’écriture personnelle de Mariën, ces deux cartes postales franchissent donc la frontière entre l’œuvre et la vie intime. Le rapport de ces objets à la vie affective est renforcé par leur mode de conservation dans une collection personnelle : exemples par excellence du document intime, « témoignage d’un moment d’exception entre deux êtres qui partagent un sentiment » [9], les lettres d’amour sont en effet destinées à rester cachées aux yeux de personnes tierces. Comme le remarque Isabel Roboredo Seara,

 

la lettre comme objet, et objet d’affection, pousse à sa conservation et comme bien précieux et parfois secret (si l’on parle de l’épistolaire amoureux), sa tangibilité frôle le fétiche. La sensualité physique de la lettre permet des gestes qui vont de la lecture répétée à la contemplation, de la pudeur à l’exposition, du froissement à la déchirure […] [10].

 

La mémoire des mains

 

La sensualité liée à l’objet concret, dont la lettre d’amour est un exemple-type, touche en effet à une intimité qui s’incarne de manière physique, particulièrement lorsque l’on considère le processus d’accumulation auquel s’est prêté Mariën pour constituer sa collection d’images. Ainsi, Jean Baudrillard voit dans le geste du collectionneur une « conjoncture sexuelle » sans équivoque. Le philosophe ajoute : « La conduite de collectionnement n’équivaut pas à une pratique sexuelle, elle ne vise pas une satisfaction pulsionnelle (comme le fétichisme), cependant elle peut atteindre à une satisfaction réactionnelle aussi intense. L’objet prend ici tout à fait le sens d’objet aimé » [11]. Or, il existe dans le Fonds Marcel Mariën des images que l’écrivain collectionnait par séries, dont la nature même joue justement sur cette affinité qui se tisse entre la sexualité et l’objet concret.

Tel est précisément le cas d’une affiche de Brigitte Bardot, à demi-nue, conservée dans un des dossiers du Fonds (fig. 2), qui, peut-on supposer sur la base des plis au centre de l’image, provient d’un magazine. Le poster porte des traces visibles d’une altération physique : à la place du sein droit du mannequin figure un trou béant. A la découverte de l’image en archives, il est quasiment impossible de connaître le destin de ce morceau arraché à son contexte d’origine : la poitrine de Bardot a pu aussi bien être incorporée dans une œuvre désormais connue qu’avoir simplement été abandonnée au détour d’un collage avorté. Un regard sur les travaux photographiques de Mariën dévoile cependant le cheminement du reste de l’image : avant que la photo ne retourne dans le tiroir, elle a été immortalisée au sein d’un recueil photographique publié en 1985, La Femme entrouverte, composé de cent clichés qui prennent pour objet le corps féminin. Dans cet album, découpée le long de ses contours, la silhouette de Bardot au regard aguicheur est ainsi disposée, dans une sorte de mise en abîme photographique, sur un canapé, à côté du modèle qui pose, elle, entièrement nue, arborant la même position, les bras derrière la tête (fig. 3).

 

>suite
retour<
sommaire

[6] Document portant le numéro FSXLVII/193/32, Fonds Marcel Mariën, Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles.
[7] Document portant le numéro FSXLVII/194/26, Fonds Marcel Mariën, Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles.
[8] D’après Xavier Canonne, c’est avec ces réalisations que Marcel Mariën a commencé son aventure avec le collage. Voir X. Canonne, Marcel Mariën, le passager clandestin, Anvers, Pandora Publishers/Ronny Van de Velde, 2013, p. 42.
[9] Ph. Brenot, De la lettre d’amour, Paris, Zulma, 2000, p. 26.
[10] I. Roboredo Seara, « La lettre d’amour comme lieu de rencontre : le paroxysme de la confidence dans la correspondance amoureuse de Fernando Pessoa », dans Sigilia, 46 (2), 2020 (en ligne. Consulté le 31 mai 2021).
[11] J. Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 123.