Au plus près de l’image. Yannick Haenel,
la lampe torche dans le noir

- Matteo Martelli
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Fig. 6. L.-D. de Lencquesaing, Turner, 2020

C’est à ce moment que ce qu’on voit (ce que Yannick Haenel voit) dans le clair et l’obscur de la fresque n’est pas (ou pas d’abord, ou pas du tout) un récit où se joue une représentation ou des significations, mais seulement un « rectangle où deux corps tendent leur visage l’un vers l’autre ». L’attente attend une venue, le venir même de la peinture : « chaque regard contient une attente » écrit Haenel « chaque regard mesure son attente. Le corps se dispose en fonction de ce qui l’anime » [24]. Dans le lent dévoilement que la lumière offre prend ainsi corps un discours qui, comme le dit si bien Jean-Luc Nancy, « s’excrit ». Je ne veux pas dire par là qu’il s’agirait simplement d’une écriture qui a lieu au moment de l’observation (même si ici, comme dans le cas de la Dame à la licorne, Haenel écrit aussi pendant l’acte de voir), ou qu’elle transcrive l’annonce de la fresque. Dans cet espace du regard où Haenel fait l’expérience d’une écoute de ce qui ne parle pas, « la lumière c’est du silence qui respire. (…) Et peut-être ce silence est-il l’élément de la pensée qui se recueille en elle-même » [25]. C’est cet accès à une pensée de la peinture et du sensible ce qui « s’excrit », ce « travail de la pensée – du discours et de l’écriture – où la pensée s’emploie à toucher (à être touchée par) ce qui n’est pas pour elle un "contenu" mais un corps » [26]. L’œuvre, en tant que corps sensible, désigne ainsi les marques d’une audition, celle d’une lumière qui se lève, qui se présente et « qui n’est pas une forme ni une consistance de l’être, mais est l’accès » [27], accès à l’œuvre même dans son passage de lumière. Je reviens encore sur un passage de Nancy où il est question de peinture :

 

L’accès ne relève plus de la vision, mais d’un toucher : le clair et l’obscur ne présentent plus des choses (des significations), mais tout d’abord ils viennent eux-mêmes à l’œil, à son contact, demeurant pourtant infiniment intacts. Sur cette limite, toujours atteinte et toujours reculée, le sens est suspendu, non pas comme un sens plus ou moins clairement déchiffré, mais comme le tact obscur de la clarté même [28].

 

C’est alors par le biais de cette manière de ressentir, et de toucher par un corps qui voit, que l’écriture développe une pensée de la peinture. Elle rend compte non pas d’une description mais du lieu de son origine, de sa provenance lointaine jusqu’au contact avec les images, avec une matière qui nous fait face : cette lumière « module son apparition par paliers de frémissements – la lumière pense. Et en même temps, elle accorde sa pensée à ce qui est peint » [29]. Or, cette lumière ne serait pas telle si elle n’était entrecoupée de noir, d’ombre. Et c’est de cette étrange condition du regard que la lumière ressort dans tout son éclat, baignant de sa pensivité les formes qu’elle touche.

 

La lampe torche

 

Dans le film de Louis-Do de Lencquesaing, Turner [30], on voit Yannick Haenel déambuler dans les salles du Musée Jacquemart-André, à Paris, pendant l’exposition Turner, peintures et aquarelles. Nous sommes en avril 2020 ; les masques aux visages nous rappellent le confinement et avec cela la fermeture des musées. Comme pour l’épisode de l’Annonciation, dans ce film nous faisons face à une expérience qui sort de l’ordinaire, celle d’habiter pour quelques temps un espace muséal étant seul. L’absence de public joue un rôle d’autant plus important qu’elle permet à l’écrivain de traverser librement les salles de l’exposition et de s’approcher des tableaux de Turner presque en les touchant. Elle permet aussi de réaliser cette visite en absence d’éclairage artificiel : c’est cette absence majeure, celle des lumières, que l’écrivain a en effet demandée avant le tournage. Haenel et de Lencquesaing sont ainsi plongés dans le noir, dans l’ombre opaque du musée, et leur vision des tableaux se fait à l’aide d’une lampe torche (fig. 6).

Il s’agit, évidemment, d’une forme de répétition de l’expérience de Florence, mais aussi d’une fantaisie du regard qui désormais relève d’une certaine structure, celle d’une recherche de la part de Yannick Haenel de mouvements qui éveillent un désir, une promesse de jouissance poétique que l’écrivain souhaite renouveler. Quelques mois auparavant, Haenel en avait déjà fait preuve pendant l’exposition Bacon en toutes lettres, au Centre Pompidou de Paris. Sur invitation d’Alina Gurdiel, directrice de collection aux éditions Stock, Haenel avait passé une nuit entière dans ce musée (encore une fois avec le but d’écrire un livre) à côté des grandes toiles de l’artiste irlandais. Il avait aussi demandé que toutes les lumières des salles soient éteintes à deux heures du matin et, là encore, une lampe torche fraîchement achetée avait été le moyen d’observer autrement les peintures, ou plutôt de les « sentire » : « plongés dans la pénombre, les tableaux me sont apparus de manière différente. Je ne les reconnaissais plus. Malgré les vitres qui les recouvraient, on voyait quelque chose qui respirait, qui sortait du mur, comme à Lascaux » [31].

Or, c’est bien cette ombre qui maintenant m’intéresse, car il ne s’agit plus d’attendre qu’une lumière naturelle dévoile une fresque, mais de se frayer un chemin dans le noir. II est donc question d’explorer, de s’approcher, de trouver un regard dans le noir grâce à la lampe torche : à la passivité d’une observation qui tient dans le temps, qui se fait envahir par la présence de l’œuvre (comme au musée de Cluny ou à Florence), s’associe alors un geste qui est, si je puis dire, celui d’écrire l’œuvre avec le faisceau de lumière. Encore, dans un récent entretien, Haenel revient sur cette expérience d’une manière très parlante :

 

J’ai vécu une deuxième phase de cette aventure de lumière [après celle du couvent de San Marco à Florence] quand, à la faveur de cette lampe torche, j’ai fait sortir les tableaux peu à peu avec ce petit faisceau lumineux, avec ses auréoles. J’ai fait sortir les tableaux de Bacon progressivement du noir, j’imagine comme dans les grottes originelles, comme dans la grotte Chauvet, ou à Lascaux. Quand on visite Lascaux il y a un moment où le guide éteint les lumières, il laisse voir les parois crépiter, puis rallume. Je ne suis pas spécialement en quête des origines, de cette première lumière, ce fiat lux, ni même du premier frémissement, ni de la naissance des choses, mais plutôt d’une intensification dans ma vie, de ce qui se passe au moment où c’est noir, puis ça arrive [32].

 

Au moment où j’écris ces pages, le livre sur cette rencontre nocturne avec les toiles de Bacon n’est pas encore paru. Cependant, on peut retrouver une traversée des œuvres dans le noir dans une scène admirable de Tiens ferme ta couronne, où le narrateur, Jean Deichel, longe les couloirs du Musée de la Chasse à l’aide de la lumière d’un téléphone portable. Nous sommes en pleine nuit et, le musée étant fermé, le parcours du narrateur prend le caractère d’un passage dans un territoire étrange et étranger, un cheminement dans un lieu habité par les formes des animaux qui constellent les salles. Le musée s’anime ainsi sous la lumière incertaine du portable : « tout est plongé dans le noir ; des ombres courent le long des murs, comme dans une grotte », « [je] titube dans une obscurité où du vert glisse dans le noir avec des battements d’ailes. (…) J’avance, les bras tendus devant moi, comme un somnambule ». Au calme de l’attente face à la fresque de Fra Angelico se substitue l’excitation d’un regard qui joint une ivresse [33] autant alcoolique qu’érotique, la frénésie d’une traversée où dans un « halo bleuté flottent des têtes de cerfs » et surviennent « des regards fixes qui brillent dans l’obscurité comme des perles » [34].

 

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[24] Ibid., p. 207.
[25] Ibid., p. 205.
[26] J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 23.
[27] J.-L. Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 2001, p. 114.
[28] J.-L. Nancy, Le Sens du monde, Op. cit., p. 131.
[29] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Op. cit., p. 206.
[30] L.-D. de Lencquesaing, Turner, La Cinémathèque française, 2020.
[31] J. Bordier, « Yannick Haenel, écrivain sur le motif », The Art Newspaper, édition française, 20 novembre 2020 (en ligne. consulté le 6 avril 2023).
[32] Y. Haenel, entretien inédit que j’ai réalisé le 2 avril 2021 à Paris.
[33] En reprenant une phrase du roman Les Renards pâles, « je vacillais, à l’écoute des ombres », Thiphaine Samoyault écrit : « On n’en finirait pas de relever tous les passages où Jean Deichel titube et vacille. (…) Cette technique modifiée de la marche a des conséquences physiques, qui peuvent aller de la soumission exacerbée à la loi de la pesanteur dans la chute à l’accès aux phénomènes ondulatoires qui sont ceux de la lumière » (T. Samoyault, « L’ivresse », dans Yannick Haenel. La littérature pour absolu, sous la direction de C. Lahouste et M. Watthee-Delmotte, Paris, Hermann, 2020, p. 99). On pourrait bien associer à cette « technique modifiée de la marche » une technique modifiée du regard comme « accès aux phénomènes ondulatoires qui sont ceux de la lumière ».
[34] Y. Haenel, Tiens ferme ta couronne, Paris, Gallimard, 2017, pp. 225-226.