Au plus près de l’image. Yannick Haenel,
la lampe torche dans le noir

- Matteo Martelli
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Fig. 1. Anonyme, tapisseries de la Dame à la licorne,
entre 1484 et 1538

A fresco

 

On sait que le fait même de l’écriture, pour Yannick Haenel, touche au rituel. Il s’agit selon l’écrivain de s’entourer de

 

dispositifs propices, [d’]agencements qui me sont favorables, et que j’appris à aimer : l’entrée dans l’activité d’écrire relève pour moi d’une forme d’amour – d’amour que je destine au langage lui-même, et surtout d’amour au sens d’une disponibilité d’esprit pour que l’écriture arrive [8].

 

La relation d’écoute des œuvres d’art relève de cette disposition, telle une variation ou un prolongement d’une même attitude que Haenel montre envers les œuvres littéraires, c’est-à-dire une manière de constituer et de penser ses phrases à l’intérieur d’une traversée des textes d’autrui, auxquels il peut « recourir comme un peintre peut recourir à ses tubes qu’il va vider sur sa palette » [9]. Cette adresse aux œuvres peut prendre la forme d’un dépôt mental, une galerie personnelle, que l’écrivain ne cesse de parcourir et qui le plus souvent se dissout dans la matière de l’écriture. Elle peut aussi assumer la forme d’une absorption, une plongée dans un espace-temps séparé, c’est-à-dire dans une véritable ritualisation du voir, que souvent Haenel met aussi en scène dans ses livres. C’est cette seconde direction que je suivrai, en soulignant dès à présent la valeur que l’expérience in situ, face à l’œuvre, joue dans cette attitude d’écoute.

A mon seul désir, le livre consacré aux tapisseries de la Dame à la licorne, est sans doute la première étape de ce cheminement singulier que Haenel a instauré depuis longtemps avec les œuvres d’art. Il s’agit d’une expérience de solitude et d’endurance face à l’œuvre, un côtoiement quotidien qui s’est déroulé pendant six mois, pour atteindre cette « région où la solitude se change en phrases » [10]. Des mois et des mois à voir, à s’approcher des tapisseries (fig. 1). Ce défi possède évidemment un caractère performatif, car le but déclaré est celui de l’écriture. Ainsi, le texte, presque sous la forme d’un journal, déploie la manière d’être atteint par une œuvre d’art, mettant en scène une forme de passivité du sujet devant une série d’images tissées et en même temps devant ce qui de l’œuvre s’avance vers l’écrivain et lui suggère une écriture.

C’est dans ce double mouvement que s’instaure l’expérience d’écoute, dans le lien qu’il établit entre une disponibilité (celle de se laisser d’une manière volontaire envahir, presque submerger, par l’œuvre) et une action (celle d’écrire). En ce sens, les salles du Musée de Cluny fonctionnent comme un théâtre où s’acte une forme d’auralité :

 

lorsque vous entrez dans ce qui s’ouvre d’une œuvre d’art, vous avez mille corps, des centaines d’oreilles, des centaines de manières de toucher, de goûter, de voir ; vous devenez un territoire vibrant où sont pulvérisées les perceptions ordinaires [11].

 

Le corps du sujet, mais aussi le corps de l’écriture, est investi par la résonance des affects et des impacts que l’œuvre dégage, au point que Haenel écrit qu’une « œuvre d’art vous donne accès à un corps – au corps qu’elle vous fait » [12]. Si l’on peut décrire la relation que l’écrivain établit avec les tapisseries comme aurale (même en se limitant à un usage métaphorique du terme), c’est que dans ces pages Haenel recherche un état où l’espace d’écoute englobe « le corps sensible et la matérialité du senti, la vibration et la résonance, et tout ce que l’on perçoit – le son, le silence et le bruit » [13]. En dehors de la métaphore, cette spatialité qui s’ouvre face à l’œuvre est telle que le sujet se soustrait à toute contemplation pour accéder à ce qu’avec Bataille Yannick Haenel appelle une « expérience intérieure » qui naît d’un contact prolongé avec l’œuvre, l’écriture étant ce qui ressort de l’œuvre même, ce qui l’incorpore dans l’évolution des phrases « écoutées ».

Mais il y a plus. A mon seul désir n’est pas seulement la première œuvre de l’auteur écrite directement dans une recherche d’endurance du regard. Elle contient aussi une sorte de scène inaugurale qui deviendra l’une des modalités recherchées par l’écrivain pour ébranler une intensification du regard qui rejoint des formes perceptives de l’audition. Il ne s’agit encore que de trois pages, où en se rappelant d’une visite récente à l’exposition Cy Twombly. 50 années de dessin au Centre Pompidou de Paris, le narrateur sent naître en lui le besoin impérieux d’y revenir, un passage nécessaire pour ensuite retrouver (revoir) les tapisseries de la Dame à la licorne. Ce qui est intéressant dans cette scène, c’est le souvenir de cette première visite de l’exposition, quand l’auteur, avec deux amis, se retrouvent un soir seuls dans les salles du musée où « une chose étrange » se passe :

 

tandis que penchés sur les dessins, on déchiffrait les griffures de Twombly, (…) la lumière s’était éteinte.
Pendant quelques secondes, plus rien : la nuit, même pas la nuit – du noir, et nous trois, immobiles.
La lumière revient, et le rouge des fleurs de Twombly nous saute au visage avec la terrible célérité du fauve. Les tableaux se sont mis à naître tout autour de nous ; chaque couleur surgissait du noir, les jaune et les rouges giclaient, les fleurs se sont inventées sous nos yeux. Ce sont des fleurs de réveil, me suis-je dit, comme il existe des phrases de réveil (…).
Une naissance surgit brusquement au détour d’une panne, elle orchestre pour vous son apparition, elle a lieu, rien d’autre que cela n’a lieu, et vous voilà traversé par son émotion, une émotion sans pathos, un bouquet de vibrations qui vous rend subtil […] [14].

 

Sauf erreur de ma part, c’est la première occurrence dans les textes de Yannick Haenel de ce qu’on pourrait appeler un dispositif du regard (qu’il recherchera et répétera par la suite) à travers lequel ce qui prend vie c’est une relation d’événement aux œuvres : une « apparition » autant qu’une « vibration », une « traversée », et surtout un « surgissement » du noir de l’œuvre même. C’est ce passage entre le noir et la lumière, entre un fond obscur qui entoure et enveloppe la salle et le « saut » des formes picturales sous la lumière, comme des « fauves » (je reviendrai sur cet aspect), qui fait que cette plongée du regard assume le caractère d’une venue. Quelque chose, dans ce passage de lumière, « arrive » ; quelque chose, dans cette brusquerie du visible qui se dévoile soudainement, « attaque », comme écrivait Nancy en parlant de l’audition. Or, c’est exactement dans cette transition, dans ce venir à la surface des taches de peinture que l’expérience du regard prend pour Haenel la forme d’une torsion, un saut, que la perception des œuvres passe non plus par leur vision mais par leur événement subit, leur apparition au contact de la lumière.

 

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[8] Y. Haenel, « Le rite ne s’interrompt jamais. Entretien mené par Corentin Lahouste », dans Rite et création, sous la direction de M. Watthee-Delmotte, Paris, Hermann, 2020, p. 355.
[9] Y. Haenel, entretien inédit que j’ai réalisé à Paris le 24 avril 2021. Sur cet usage de la littérature, voir M. Watthee-Delmotte, « Citationnisme et puissance incantatoire. Les phrases-talismans chez Yannick Haenel » dans Une littérature « comme incantatoire » : aspects et échos de l’incantation en littérature (XIXe-XXIe siècle), sous la direction de P. Thériault, Toronto, Presses françaises de l’Université de Toronto, 2018, pp. 175-188.
[10] Y. Haenel, A mon seul désir, Op. cit., p. 111.
[11] Ibid., pp. 20-21.
[12] Ibid., p. 54.
[13] Je reprends cette idée du texte de Lynne Kendrick qui développe le concept d’auralité en parallèle à celui d’aura de Walter Benjamin : « Auralité et performance de l’inaudible », dans Le Son du théâtre. XXe-XXIe siècle, sous la direction de J.-M. Larrue et M.-M. Mervant-Roux, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 193.
[14] Y. Haenel, A mon seul désir, Op. cit., pp. 96-97.