A/du revers des images dans Thésée,
sa vie nouvelle
de Camille de Toledo

- Corentin Lahouste
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Fig. 21. C. de Toledo,
Thésée, sa vie nouvelle, p. 190

Fig. 22. « Trois Microfilms », 2021

Le narrateur et personnage principal fait donc lui-même sortir les images de la stricte sphère (du) documentaire – il les dégage d’ailleurs explicitement de différents cartons d’archives –, pour restaurer leur phénoménologie, leur substance, la profondeur intensive qu’elles renferment [41]. De données froides, il en fait des matériaux vivificateurs, remplis d’émotions [42], qui activent de la présence, ce « souffle qui porte le monde » (p. 193) d’après lui. Par l’attention qu’il leur accorde, il passe au travers de leur extériorité, de leur réalité surfacielle, pour prendre à bras le corps ce qu’elles consignent (par devers elles), c’est-à-dire la composante affective à laquelle elles renvoient. Il s’agit de les « convoquer du dedans » – comme l’auteur le revendique dans son texte Ecrire la légende (p. 27) –, et, à l’avenant, de rendre visible l’invisible : « se mettre à l’écoute de ce qui trame sous la peau, dans les os, là où sont enfouis les mémoires avec le frère, les rires avec le père, les moments de tendresse avec la mère » (p. 48) ; « témoigner pour ce qui manque et ce qui vibre encore en eux » (p. 126). Son regard devient ainsi le lieu d’un sentir autre, intime, palpitant ; s’y fait jour une « vision touchante » comme le dirait Puig de la Bellacasa [43], qui réinsuffle du vivant dans la matière expirée, échue. Thésée – et à travers lui Camille de Toledo –, qui « fait face aux choses tues » (p. 17), excède par conséquent une vision optique, traditionnelle, pour enclencher une vision haptique, contrastive, suivant laquelle l’expérience perceptive se voit « implantée dans le corps sensoriel » faisant en sorte que « le sensible senti se mue en sensible sentant » [44], ainsi que le formule Herman Parret. Et le livre de se voir dès lors investi, pénétré, par un stream of bodiness : « un flux corporel qui coïncide sans reste avec la vie des sensations par laquelle il se fait connaître » ; « une série ininterrompue d’imaginations ou de perceptions, dans un courant corporel fait de lumières et d’ombres, de sensations sourdes ou vives » [45].

Et c’est en ce point de basculement esthésique, de l’ordre du phosphénique [46] – de l’impression interne donc –, que se situe le septième chapitre du livre, intitulé « alors le frère se mit à parler » (p. 183), si singulier et substantiel [47], dans lequel Jérôme, le frère mort, reprend d’une manière vie et s’adresse à Thésée depuis ce qui vibre de plus sensible en lui :

 

Thésée, puisqu’il sait désormais parler avec les morts, ferme les yeux et inspire ; il peut maintenant entendre ce que lui dit son frère… (p. 185) ;
et maintenant, alors que le soleil décline derrière les montagnes et qu’une ombre enveloppe le haut du cimetière, il se met à parler à Jérôme comme s’il était là… (p. 190, nous soulignons).

 

A l’instar de toute image, où s’entrelacent être et non-être [48] et qui active par conséquent un régime de présence spectral, ce chapitre fait tressaillir la frontière entre présence et absence ; ce que marque d’une manière appuyée l’insertion d’une photographie de Jérôme alors qu’il était jeune adulte, où il semble de surcroît entouré d’une aura lumineuse (fig. 21).

Après s’être éreinté à percer le voile des apparences (ce que toute la première partie du septième chapitre rappelle), en avoir gratté le vernis, le « passe-frontières » [49] qu’est Thésée atteint alors une vérité de second ordre. Celle-ci, bien qu’échappant à la prise et étant inscrite dans un faisceau de contradictions (auquel renvoie le dialogue des deux frères qui prend forme à la suite de la photographie reproduite), permet de faire bouger les choses et de le sortir de l’impasse en faisant entrer un peu de lumière, qui est synonyme d’une liberté recouvrée : « frères, vers le soleil, vers la liberté /frères vers la lumière » (p. 27), dit le texte. Là, se révèle le cœur battant du roman qui, à travers la voix de son personnage principal et en étant inscrit dans un jeu d’interférences entre le visible et l’invisible, propose l’existence d’une matière de type second, relative au « plan deux » – comme cela est formulé par de Toledo –, « celui où quelque chose cherche à s’accomplir dans un flot qui traverse les corps » (p. 102), « où les choses les plus intolérables comme le suicide d’un frère et les douleurs qui [e]mpêchent de vivre auraient un sens » (p. 138), « là où tout se comprend et se joint en une seule histoire » (p. 148), là où, enfin, « un lien à la vie intégrale, aux passés et aux futurs » (p. 189) peut être établi. La matière et le plan singuliers qui s’en dégagent offrent des émotions émancipatrices, témoignent d’une énergie transformatrice [50], qui permettent de retrouver la « sensualité des jours et la beauté partout » [51] (fig. 22).

 

Conclusion – raccordements esthésiques

 

C’est ainsi à un certain revers du réel que Thésée, sa vie nouvelle, à travers sa textualité hybride et craquelée faite d’un entremêlement de mots et d’images, permet de toucher. Ce revers, bien qu’étant de l’ordre de la lueur vacillante, organise un espace d’affects et d’intensités, impalpable mais puissamment moteur, et institue plus encore « un vaste lien des vies avec les vies, des morts avec celles et ceux qui naîtront, des ancêtres avec l’avenir, de la douleur avec la joie » (p. 243). Tout à la fois intime et politique – en contestant une pensée disjonctive héritée de la modernité, au profit d’une dynamique pluriellement conjonctive [52] –, il est, pour le dire autrement encore, de l’ordre d’un réajointage incandescent.

 

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[41] Il s’agit d’une tentative similaire à celle déployée par Adrien Genoudet face aux Archives de la Planète d’Albert Kahn, « de voir ce qui grouille, fourmille et abonde encore » (L’Effervescence des images. Albert Kahn et la disparition du monde, Bruxelles, Les impressions nouvelles, « Traverses », 2020, p. 236).
[42] « Face aux images, je tente de ressentir comment ces scènes se relient ou ne se relient pas à des émotions » (C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., pp. 71-72).
[43] M. Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes. La récupération de l’expérience sensorielle et la politique de la pensée spéculative », dans Penser avec Donna Haraway, sous la direction d’E. Dorlin et E. Rodriguez, Paris, PUF, « Actuel Marx confrontation », p. 84.
[44] H. Parret, La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018, respectivement pp. 440 et 454.
[45] E. Coccia, La Vie sensible, trad. de l’italien par M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2010, pp. 96 et 98.
[46] Les phosphènes étant ces images (impressions visuelles) qui se forment lorsque l’on ferme les yeux. Laurie Anderson, artiste expérimentale américaine, en parle dans son film Heart of a dog (en ligne sur YouTube. Consulté le 9 avril 2023 - « What is the name of those things you see, when you close your eyes? I think it’s phosphenes. The reddish patterns. The little strikes and dots and blurry little lines you see floating around when you close your eyes. And no-one really knows what they are, or what they’re for. Sometimes they seem to be brought on by sound. Or random electrical or magnetic firing. Sometimes phosphenes are called ‘prisoner’s cinema’. Some kind of eternal, plotless, avant-garde, animated movie. Or maybe they’re just screensavers. Holding patterns that just sit there. So your brain won’t fall asleep »).
[47] Il récapitule notamment tout le parcours mené par Thésée (voir pp. 186-189), en même temps qu’il agence un espace spatio-temporel assez proche du kainos théorisé par la philosophe américaine Donna Haraway qui renvoie à un « temps de commencements, de continuation et de fraicheur » qui « ne requiert d’éliminer ni ce qui a précédé ni ce qui adviendra[,] [pouvant] être plein d’héritages et de souvenirs, lourd d’avènements », et qui relève en premier lieu d’« une présence épaisse, en cours, avec des hyphes qui pénètrent toutes sortes de temporalités et de matérialités » (voir D. Haraway, Vivre avec le trouble, trad. de l’anglais par V. García, Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020, p. 8).
[48] Voir J.-C. Bailly, L’Imagement, Op. cit., p. 17.
[49] Voir p. 208.
[50] Ces deux formules sont reprises à Marie-José Mondzain qui les emploie lorsqu’elle parle des caractéristiques propres aux images dignes d’attention dans sa préface à l’édition française d’Iconologie. Image, texte, idéologie de W.J.T. Mitchell (Les prairies ordinaires, 2018, p. 20).
[51] Syntagmes employé par l’auteur dans son microfilm réalisé pour l’édition 2021 du Printemps du Livre de Grenoble (en ligne sur YouTube. Consulté le 9 avril 2023 - 3’20”-3’26”).
[52] A ce sujet, consulter M. Antonioli, G. Drevon, L. Gwiazdzinski, V. Kaufmann et L. Pattaroni, Manifeste pour une politique des rythmes, Lausanne, EPFL Press, 2021 ; et spécifiquement la troisième section de l’ouvrage, intitulée « Explorer les formes du rythme » (pp. 101-124).