A/du revers des images dans Thésée,
sa vie nouvelle
de Camille de Toledo

- Corentin Lahouste
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Fig. 6. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 32

Fig. 8. C. de Toledo,
Thésée, sa vie nouvelle, p. 174

Fig. 9. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 227

Fig. 11. C. de Toledo,
Thésée, sa vie nouvelle, p. 233

Fig. 13. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 25

Notons en premier lieu que l’identification exacte de ce à quoi renvoie toute une série des images intégrées dans le livre est malaisée et à tout le moins rarement transparente. Seules trois sur les quarante-et-une sont légendées ; pour le reste, il s’agit avant tout pour le lecteur ou la lectrice de les déchiffrer en regard du texte qui les accompagne. Plus que matière documentaire, elles sont avant tout une matière affective liée à la quête poursuivie par le personnage principal du récit. D’ailleurs, il n’est pas anodin, en ce sens, que pas loin de la moitié d’entre elles (17) représentent un visage ou un fragment de visage (un regard, généralement) – qui plus est appartenant à un des membres de la famille du narrateur – et que ce soit le cas et de la première et de la dernière apparaissant dans le roman. Un autre type d’image inscrit dans une dynamique quelque peu similaire est celui que l’on peut rattacher aux extraits reprographiés du journal intime d’un aïeul (5) qui figurent donc une écriture manuscrite singulièrement tracée où l’on peut saisir un mouvement corporel : les gestes percussifs ou impressifs que réclame tout transfert de mots sur une page ainsi que les mouvements manuels et émotionnels qui lui sont inhérents [10] (figs. 6 et 7 ).

Il y a ensuite les photographies qui présentent un ou des enfant(s) (5) et celles figurant de la vitesse ou du mouvement (4). On peut aussi dénombrer huit matériaux visuels exogènes, non apparentés aux archives privées de l’auteur qui donnent à voir telle reproduction d’œuvre d’art (p. 73 ou p. 174), telle carte postale touristique (p. 176), ou encore, pour ne retenir que trois exemples, telle image scientifique obtenue grâce à un microscope (p. 227) (figs. 8 et 9).

Enfin, on y croise aussi deux documents « particuliers », tout à la fois factuels et émotionnellement investis : une radiographie de vertèbres (que l’on imagine souffrantes) et un acte de décès (figs. 10  et 11).

Dans l’enquête généalogique mise sur pied par Thésée qui est vécue comme « un poème de revivance » (p. 77) télescopant les époques et les générations, dans cette « histoire de la blessure » (p. 98) où cette dernière peut « montre[r] un chemin » (p. 171), être paradoxalement une « chance » [11] (p. 181) et dont il s’agit par conséquent de « tir[er] le fil » (p. 169), chaque image forme un indice en même temps qu’elle représente un degré de dilatation du « bloc de sensations » que la scène de la mort du frère a « noué » (p. 16). Se révèle ainsi de manière franche et nette pour le personnage du récit l’observation formulée par Georges Didi-Huberman qui veut que « [d]evant une image, il ne faut pas seulement se demander quelle histoire elle documente et de quelle histoire elle est contemporaine, mais aussi : quelle mémoire elle sédimente, de quel refoulé elle est le retour » [12].

 

Recouplage de l’épars

 

Dans ce texte qui fonctionne en spirale, suivant un système de boucles récursives de quelques éléments prééminents, essentiellement traumatiques, que marque notamment la reprise de certains vers libres répétés à différents endroits du texte – comme : « qui commet le meurtre d’un homme qui se tue », « maintenant tout tombe et la vie est maudite », ou encore « ne pas rouvrir les fenêtres du temps », entre autres –, l’entremêlement des différents types d’images fait écho à l’entremêlement des types et registres de parole qui composent le récit. Ce dernier se révèle ainsi intrinsèquement – et sur le plan textuel, et sur le plan visuel, et sur le plan spatio-temporel [13] – hétérogène. Son hétérogénéité ne s’inscrit toutefois pas dans un régime schismatique, pointant la rupture, mais dans un souci de raccordement, de recouplage de l’épars. Y est mise en avant, par le narrateur, « l’immensité des liaisons qui forment le tout du vivant » (p. 187), tandis qu’est radicalement [14] repoussé le « mythe des vies séparées  » (p. 88) où « je tien[drai]t tout seul » (p. 74). L’emploi – très particulier mais fort signifiant – du point-virgule, en lieu et place du point, dans l’ensemble du roman (sauf dans le post-scriptum [15]), s’inscrit pleinement dans cette volonté affichée de non-séparation – « PARCE QUE TOUTE SEPARATION EST UNE MORT » (p. 241), ainsi que l’affirme un passage du texte (un des rares inscrits en majuscule). Dans ce texte-patchwork [16] qui regarde la mort de très près et cherche à ne pas se retrouver muet face à elle [17], la continuité [18] se révèle déterminante et les images qui le jalonnent peuvent dès lors être appréhendées comme autant de points de suture entre lesquels le texte passe afin de « reconfigurer le passé, [de] reprogrammer une généalogie pour y faire de la lumière et un peu de vérité » (pp. 195-196). De cette façon, Camille de Toledo met sur pied une pratique qui « se distrai[t] de l’habitus visuel pour s’inscrire autrement dans l’espace-temps en reconfigurant le sensible » [19], en même temps qu’il fait signe vers cette idée latourienne, niée par l’environnement familial, de redonner leur place aux « attachements » et aux « vertus (…) de la dépendance » [20].

Thésée, sa vie nouvelle, qui prend la forme d’un « voyage /au cœur de la nuit, dans les plis du corps/dans les strates du temps » (p. 11), est ainsi un livre confus [21], composé d’une matière tremblante [22] ouverte aux tressautements et craquèlements intimes. Tout entier inscrit dans le vacillement et tendant par moments vers le poème, il fait transparaitre la fragilité de l’existence et de l’expérience humaines d’autant plus lorsqu’elles sont confrontées à leur situation-limite : la mort. Le principe éthico-politique qu’il porte est d’exposer la peur et les fragilités, de restaurer « le lien avec le fragile en [soi] » [23], d’« ose[r] montrer autre chose que la force » (p. 115), afin de rompre avec les mauvaises manières de faire qui entrainent séparation, négation de soi et dépérissement, afin donc de délier « le nœud de colère, de secrets » (p. 22) qui leur est inhérent si elles sont enfouies. Ainsi, les trois premières images qui apparaissent dans le roman, et qui se suivent sur trois pages consécutives, viennent complètement bousculer l’ordonnancement traditionnel de la prose : seuls quelques vers libres subsistent sur chaque page où l’élément visuel prédomine [24]  (figs. 12  et 13).

 

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[10] Voir à ce sujet T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. de l’anglais par S. Gosselin, Bellevaux, Dehors Editions, 2017, p. 256.
[11] « [L]a blessure est le sens qui nous reste » (p. 150).
[12] G. Didi-Huberman, « La condition des images », dans L’Expérience des images, Paris, INA éditions, 2011, p. 95.
[13] Le récit se déroule et s’organise entre Paris et Berlin, mais surtout dans un enchevêtrement des générations et temporalités.
[14] Dans un entretien avec Johan Faerber en août 2020 pour le magazine Diakritik, l’auteur soutient fermement le fait qu’il convient de « défigurer la construction bourgeoise d’une société de particules élémentaires » (en ligne. Consulté le 9 avril 2023) et est rappelé, en ouverture du dernier chapitre du livre, que « nous sommes des vies nouées les unes aux autres » (p. 239).
[15] Ultime section du livre, en grande partie méta-textuelle, qui peut dès lors être appréhendée comme celle d’un certain détachement par rapport au parcours qui a été proposé et, plus encore, comme celle d’un relatif apaisement (ce à quoi renvoie sa prose distincte du reste du texte).
[16] De Toledo parle en effet d’un fil narratif composé à partir de rushs textuels de divers ordres, lui-même vivant l’écriture comme une opération de montage (« The Choix Goncourt UK at the Maison Française: Camille de Toledo for “Thésée, sa vie nouvelle », entretien avec Catriona Seth (University of Oxford) diffusée en direct le 1er mars 2021 (en ligne sur YouTube. Consulté le 9 avril 2023).
[17] A l’instar d’un des aïeux de Thésée, mort sans savoir dire les prières (voir p. 53).
[18] Camille de Toledo souligne l’importance de « l’indivisible » dans l’entretien avec Johan Faerber de mai 2018 déjà cité (en ligne. Consulté le 9 avril 2023), et le roman, par ailleurs, se termine sur le mot « réattaché » (p. 252), qui marque bien cet impératif du lien, du reliment, qui y est déterminant. En outre, lors de son échange avec Catriona Seth, le 1er mars 2021, à l’occasion de la seconde édition du « Choix Goncourt UK », l’auteur insiste tout particulièrement sur l’importance du trait d’union à tel point qu’il martèle à un moment donné « Hyphen, hyphen, hyphen » (en ligne sur YouTube. Consulté le 9 avril 2023 - 11’46’’).
[19] C. Amey, « Le revers de l’image », dans Regards sur l’image, Paris, Klincksieck, 2009, p. 19.
[20] B. Latour, Où atterir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La découverte, 2017, p. 107.
[21] « Je ne comprends rien, toujours rien » (p. 135, qui compose par ailleurs la première phrase du cinquième chapitre) ; « par quelle lumière, je me demande, toute cette archive de la ruine pourra être éclairée » (Ibid.).
[22] Les trois premières pages de l’œuvre donnent à lire une prose complètement désarticulée, dont on retrouve des échos tout au long du texte.
[23] C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., p. 18.
[24] Il convient d’ailleurs de relever le travail plastique réalisé par l’auteur dans la composition (mise en espace) de son texte, appréhendé comme une véritable matière à sculpter, sur la page.