Exposer des récits multimodaux. Retour sur le
projet WREK NOT WORK d’Olivier Deprez
(Wittockiana, automne 2019)

- Géraldine David et Perrine Estienne
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Fig. 3. O. Deprez, deux pages du Château 

Fig. 4. O. Deprez, Le Château, d’après Kafka

L’exposition était aussi pensée de manière circulaire, autour de la pièce centrale. Une partie annexe représentait l’espace de citations littérales des références : les films (Vampyr de Dreyer, A Man with a Movie Camera de Dziga Vertov) étaient diffusés sur écran, les photogrammes disposés dans des vitrines aux portes ouvertes, des livres mis à la disposition du public ainsi qu’un canapé sur lequel les visiteurs et visiteuses étaient invités à s’asseoir, à manipuler livres et images. Ainsi, dans l’hapticité de cette proposition, chacun pouvait devenir soi-même créateur ou créatrice. En outre, à plusieurs reprises durant l’exposition, Olivier Deprez et Roby Comblain ont présenté les planches imprimées sur papier Japon qui n’avaient pas pu être pendues dans l’espace. Durant la performance, ceux-ci sortaient chaque planche du boitier de conservation et la plaçaient au sol. Progressivement, les visiteurs et les visiteuses assistaient à la mise en espace de l’œuvre par la manipulation physique et voyageaient ainsi au sein même des originaux, avant la mise en livre. Et le finissage a lui-même été une performance, en musique, où les deux complices ont décroché les textes gravés sur les planches de bois intégrées aux modules d’exposition et les ont imprimés. La presse a ainsi pu prendre vie, être activée, tout comme les matrices.

 

Au sein d’une constellation créative (Le Château, Adolpho et Holz)

 

Dans l’espace d’exposition, plusieurs alcôves renfermaient diverses démarches artistiques passées d’Olivier Deprez. Ainsi, son adaptation du Château de Kafka (2003), par exemple, était donnée à voir et consultable. Par cette transposition gravée d’un texte qui lui était cher, l’artiste rendait cette fois les mots (et non pas des captures de films) visibles, mais aussi « tactiles ». L’ambiance du Château était notamment traduite par un sfumato maîtrisé au sein des gravures, rendant le brouillard pratiquement palpable et pesant. Dans cet espace également, un certain nombre d’ouvrages étaient accessibles au toucher et à la lecture. Ceux-ci constituaient les intertextes avec lesquels WREK entrait en dialogue. Dans le cadre de l’exposition, la Wittockiana avait également introduit une demande d’acquisition auprès des entités subsidiantes de la Culture afin de pouvoir se procurer les 222 planches originales du Château de KAFKA/Olivier Deprez (fig. 3). L’artiste a alors transformé ces planches en un véritable objet muséal « intégral ». Une version destinée à être manipulée (sorte de version bêta du projet) a ainsi été acquise par le musée (fig. 4).

Comme le visiteur le découvrait dans une autre alcôve, l’image, outre son statut de monade dans l’œuvre de l’artiste, peut également servir de langage plastique liant Olivier Deprez avec d’autres personnes. Ainsi, sa collaboration avec Adolpho Avril, artiste mentalement déficient actif à La S, Centre d’art outsider, a été rendue possible par la création d’un vocabulaire commun entre les deux protagonistes qui leur a permis de réaliser Noise Gravure, roman gravé dont la source d’inspiration est le court-métrage Film de Samuel Beckett. Enfin, l’écriture en 3D dans l’espace de cette exposition, de même que la complicité de Deprez et Comblain, ont donné naissance à une revue intitulée HOLZ, imprimée intégralement sur le même support (papier Japon RK15) que les œuvres présentées à la Wittockiana. Pour chaque sortie de numéro de la revue, une exposition dans l’atelier de Roby Comblain permet de découvrir les gravures et les textes écrits par des auteurs et autrices sur les impressions originales. Les revues sont produites à peu d’exemplaires et apparaissent comme des livres d’artistes ou de dialogue [4], dont n’importe quel amateur peut faire l’acquisition dans la limite des stocks disponibles.

 

Ancrage dans la démarche globale de la Wittockiana

 

Malgré la singularité apparente de « WREK NOT WORK – Olivier Deprez », cette exposition s’inscrit dans la démarche promue par l’institution et ce, depuis sa fondation. Le lien avec la matérialité de l’œuvre et le geste de création s’intègrent en effet parfaitement aux missions muséales, ainsi qu’aux plans culturel et scientifique du musée qui assurent que :

 

L’institution a pour vocation l’acquisition, l’étude scientifique et la mise en valeur de livres dits rares et précieux. La caractéristique principale des livres issus de ses collections pourrait être résumée de la façon suivante : le livre, qui est à l’origine un multiple, devient un objet unique par diverses opérations qu’il convient d’interroger. Le musée s’engage donc à continuer d’acquérir, d’étudier et de faire connaître auprès de tous ses publics des ouvrages qui :


- Présentent des caractéristiques matérielles intrinsèques précieuses, à savoir : grand papier, tirage limité, documents complets, format particulier, matériaux rares et précieux pour la reliure, l’enluminure…, et/ou ;

- Sont issus d’éditions originales ou historiquement importantes et/ou ;

- Ont appartenu à des personnalités historiques marquantes et significatives pour l’histoire de nos régions et, de manière plus large, pour l’histoire européenne et/ou ;

- Sont nés de la collaboration entre un auteur, un artiste graphique, un éditeur, un relieur et/ou ;

- Ont subi une ou plusieurs interventions a posteriori qu’elle soit artistique (reliure exceptionnelle, armoriée ou de création ; rehaussage de l’ouvrage par la main d’un ou plusieurs artistes), ou littéraire (envois et dédicaces des auteurs), archivistiques et attestant de l’histoire matérielle de l’objet (ex-libris marquant les propriétés successives, annotations manuelles) ;

- Sont des livres-objets, souvent des unica par nature.

 

La démarche de recherche d’un contact direct du public avec l’œuvre a été présenté dans les expositions qui ont suivi celle d’Olivier Deprez, par exemple lors de la rétrospective consacrée aux créations livresques de Camiel Van Breedam. Réalisée à l’initiative de la Fondation Roi Baudouin, celle-ci présentait des livres-objets de nature tactile, particulièrement singulière, que l’artiste a fait le choix de maintenir hors de vitrines afin de les rendre directement accessibles aux visiteurs et visiteuses de l’espace ; sinon à portée de main, du moins à proximité et sans écran. La Wittockiana a également eu l’occasion de poursuivre et d’approfondir cette mission et cette dimension en proposant, en 2022, une exposition intitulée Touching, moving, reading books. Accueillant plusieurs artistes spécialistes du livre, elle s’est faite véritable laboratoire, en leur proposant de s’approprier des ouvrages des fonds permanents pour réfléchir à de nouveaux moyens de les exposer. Il s’est donc une nouvelle fois agi de travailler à la présentation de ces médiums singuliers dans l’optique d’une (meilleure) appréhension multisensorielle, tout en respectant la fragilité et les particularités des œuvres exposées.

 

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[4] Y. Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, 2001.