Se saisir de la littérature en couleur :
Michel Butor en artisan

- Pauline Basso
_______________________________

pages 1 2 3 4

Boomerang se nourrit donc de plusieurs types de textes différents : des extraits de correspondance, des récits ou encore une rêverie utopique. Afin de faciliter la tâche du lecteur et de créer une relative harmonie, la composition du livre répond à deux règles : les différentes couleurs et la disposition sur la page. En effet, la couleur noire est réservée à « Jungles » et fait référence à l’obscure sauvagerie tandis que « Bicentenaire kit », en référence au blues, est en bleu. Afin de rappeler la planète Mars et le désert australien, « Courrier des Antipodes » est en rouge.  Pour les autres textes, les couleurs se combinent ; « Archipel Shopping » est en noir et bleu ; « La Fête en mon absence », en rouge et noir enfin « Carnaval transatlantique », le plus ludique, mêle les trois couleurs. Le repérage paginal, quant à lui, use d’un contraste entre le pavé textuel et la bande-annonce linéaire. Dans « Bicentenaire Kit », le titre courant est en haut de la page et le texte en dessous. « Courrier des Antipodes » illustre le passage dans l’hémisphère sud en inversant la disposition ; le titre est donc en bas de la page alors que le texte est au-dessus. « Archipel Shopping » incarne le voyage entre les deux côtés de l’équateur avec le titre courant en milieu de page et le pavé textuel de part et d’autre de celui-ci. « La fête en mon absence » se divise également en deux parties avec le titre en milieu de page. Le récit du voyage à Vancouver se trouve au-dessus du titre alors que celui du Nouveau-Mexique est en bas. « Nouvelles Indes galantes » et « Carnaval transatlantique » ont la même disposition, un titre courant en haut et en bas, le texte au milieu. Enfin, Jungle est sans titre courant et sans ponctuation.

Cet ouvrage fait également usage d’une particularité typographique butorienne, l’alinéa en milieu de phrase. Michel Butor pratiquait la longue phrase car il la trouvait bien plus clair et efficace que la suite de plusieurs phrases courtes. Dans le but de les éclaircir, pour lui comme pour le lecteur, il a donc introduit, dès Passage de Milan en 1954, des blancs et des passages à la ligne à l’intérieur des phrases, fait habituel en poésie, mais pas du tout dans le roman ; ce qui n’a pas très bien été accueilli à l’époque par Gallimard [15]. En plus de détourner l’alinéa, Butor joue également avec les marges et les blancs, comme ce fut notamment le cas de Mobile. S’inspirant de la forme du mobile de Calder, l’auteur a usé de tous les moyens typographiques à sa disposition (entre autres variation des tailles des marges ou des blancs entre les phrases ou encore usage de l’italique et du romain) afin de créer une mise en page signifiante au même titre que le texte [16]. Selon lui, si ce livre a été si mal reçu, c’est parce que les gens savent lire les livres, mais pas les regarder, montrant ainsi que pour lui la matérialité du livre et ses potentialités ont autant d’importance que le texte produit.

Afin d’aboutir à cette littérature en couleur qui donnerait accès ce monde que nous sommes incapables de voir, Michel Butor fait siens les gestes des artistes avec lesquels il collabore et les transpose dans son écriture.  En outre, les différents exemples ont montré que l’écriture fragmentaire ainsi que la création à partir des ruines, de ce qui est destiné à être jeté était au cœur du processus créatif butorien. Peut-on dès lors affirmer que l’auteur est davantage un artisan qu’un créateur ? Si l’on écoute l’auteur lui-même, la réponse semble aller de soi :

 

Je me sens beaucoup plus artisan que « créateur », celui qui ferait quelque chose de rien, même si le moteur de l’œuvre c’est plutôt ce qui manque que ce qui est déjà là, ce qui absent plutôt que ce qui est présent [17].

 

Si l’inspiration provient de ce qui est absent, l’outil, lui, vient en revanche de différents matériaux, le plus souvent détournés de leur usage de base ou encore de l’Autre : un autre objet, un autre artiste ou un autre pays. Il serait donc tentant de qualifier l’auteur d’artisan comme celui-ci invite à le faire. Toutefois, Mireille Calle-Gruber, dans son introduction au quatrième volume des Œuvres complètes [18], invite à nuancer les propos de l’auteur. Si elle accepte de dire que la facture poétique de Butor est bien un laboratoire ou un atelier de bricolage, cette dernière n’est, selon elle, pourtant pas comparable au geste de l’artisan, celui-ci se définissant par l’objet qui doit être produit. En effet, être un artisan suppose de savoir, avant de commencer, à quel résultat le processus va aboutir. Or, l’écrivain dit lui-même, à propos de sa poésie, qu’il fait ce qu’elle peut, remettant ainsi la forme finale au hasard. S’il n’est donc pas un artisan, il semblerait en revanche que l’auteur soir davantage un bricoleur pour reprendre la classification établie par Claude Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage [19]. En effet, pour qualifier le bricoleur, l’anthropologue insiste sur deux éléments : le fait de travailler de ses mains et d’user de moyens détournés [20]. Or, que ce soit lorsqu’il crée ses cartes-postales, travaille avec d’autres artistes, réalise ses origamis ou pratique la citation, l’auteur n’a de cesse de réemployer des matériaux déjà existants en les détournant de leur usage initial. En outre, Lévi-Strauss insiste également sur l’importance, pour le bricoleur, de se détacher du résultat attendu pour se concentrer sur le processus [21] ; ce qui, à nouveau, renvoie au travail de l’auteur de Mobile, qui a énormément insisté sur le caractère toujours inachevé de ces œuvres et se mettait régulièrement en scène en train de créer comme l’a montré l’exemple de la carte postale.

Ainsi, s’il n’est ni créateur, ni artisan, il semblerait que l’écrivain soit un bricoleur qui s’attache à redonner vie à ce qui est destiné à être jeter, à faire naître du disparate une œuvre nouvelle. En s’appropriant et en détournant les gestes des autres artistes et en utilisant des matériaux détournés, l’auteur entend parvenir à faire couler un arc-en-ciel [22] de couleurs à l’intérieur de ses textes.

 

>sommaire
retour<

[15] M. Butor, « Propos sur l’écriture et sur la typographie », dans Communication et langage n° 13, 1972, p. 14 (en ligne. consulte le 9 mai 2023).
[16] Ibid., p. 18.
[17] M. Butor et R.-M. Allemand, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Op. cit., p. 22.
[18] M. Calle-Gruber, « Une littérature en couleurs ou Les Illuminations-Butor » dans Œuvres complètes éd. cit., IV Illustrations, Poésie I, Paris, La Différence, 2006, p. 16.
[19] C. Lévi-Strauss, La Pensée Sauvage, Paris, Plon, 1962.
[20] Ibid., p. 36.
[21] Ibid., pp. 31-32.
[22] Lettre de Michel Butor, 7 juillet 2006, Hendaye, Pyrénées-Atlantiques, à Mireille Calle-Gruber, Op. cit.