Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques

- Anne Grand d’Esnon
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Résumé

Cet article explore les enjeux d’une définition du récitatif, en prenant comme point de départ l’analyse de définitions usuelles de cet objet dans lesquelles se mêlent une composante fonctionnelle (apporter un certain type d’information), une composante graphique qui le caractérise comme espace et une composante énonciative (le texte énoncé par un narrateur ou un récitant). Il propose de distinguer deux objets : d’un côté le récitatif comme espace périphérique par rapport à la vignette (récitatif-I), de l’autre le récitatif comme élément textuel (récitatif-II). L’article propose de définir le récitatif comme texte à partir de son absence d’ancrage déictique dans l’image, afin de faire l’économie de la notion instable de narrateur et de décrire ainsi un plus large ensemble de textes. L’exemple de l’emploi comme récitatifs de textes atypiques dans Watchmen illustre un intérêt possible de cette définition alternative pour l’analyse. La distinction entre deux objets, espace et texte, souvent associés et complémentaires, permet enfin d’explorer dans Building Stories quelques cas de non-coïncidence des types de texte et des types d’espaces de bande dessinée que cette séparation conceptuelle permet de décrire plus aisément.

Mots-clés : bande dessinée, récitatif, Chris Ware, Watchmen, énonciation, narrateur, représentation de pensées

 

Abstract

This article explores the issues at stakes in defining the narrative caption. As a starting point, it reviews usual definitions which combine a functional component (the caption provides a certain kind of information), a graphic component (that characterizes it as a space) and an enunciative component (the text which conveys the narrator’s voice) are combined. The article distingues between two objects: on the one hand the text box as a peripheral space in relation to the panel, on the other hand the caption as a textual element. In order to avoid the disputed concept of narrator and to include a wider set of texts, the caption as a text is defined by its lack of deictic anchoring in the image. Examples of atypical texts employed as captions in Watchmen illustrate this alternative definition’s value for analysis. The distinction between two objects, box (space) and caption (text), usually combined and complementary, finally allows us to explore in Building Stories a few cases of non coincidence between text types and space types : the conceptual distinction will allow an easier description of these cases.

Keywords: comics, narrative captions, Chris Ware, Watchmen, enunciation, narrator, thought presentation

 


 

Si les émissions, événements ou librairies consacrés à la bande dessinée multiplient les jeux de mots à base de « bulles », si les onomatopées « zip, shebam, pow, blop, wizz » suffisent à évoquer immédiatement le médium en chanson, rien de tel pour le récitatif : vis-à-vis de la bande dessinée, la dignité métonymique semble lui faire défaut. Entre son nom emprunté à l’opéra, l’assimilation aux intertitres de cinéma et le soupçon de proximité avec le roman dont il pourrait n’être qu’un résidu un peu impur, le récitatif n’est pas aisément envisagé comme une composante typique de la bande dessinée.

Le terme de récitatif n’est que rarement utilisé dans l’historiographie pour désigner les textes des histoires en images, pour lesquelles le terme de « légendes » domine, désignant un dispositif spécifique. C’est avec l’émergence du dispositif audiovisuel de la bulle [1] [1] que le récitatif prend sens. Dans cette reconfiguration progressive du médium, très commentée et valorisée par l’historiographie de la bande dessinée, le récitatif apparaît comme une sorte de version plus économe et raisonnable du texte, laissant la préséance à la bulle chaque fois que cela est possible, mais dont il n’y a finalement pas grand-chose à dire.

C’est peut-être en raison de ce « second rôle » du récitatif par rapport à la bulle que sa définition reste trop souvent implicite ou sommaire : tantôt envisagé comme un type d’espace destiné à accueillir du texte, tantôt comme un type particulier d’énoncé, le récitatif présente une variété d’usages qui invite à éclaircir tout particulièrement la façon dont l’espace et le texte interagissent et se répondent (ou non). C’est sur ce problème que se penchera cet article.

Un examen de définitions usuelles me permettra de dégager trois sens donnés simultanément au terme « récitatif » et d’examiner leurs implications théoriques (notamment autour des débats sur le concept de narrateur en bande dessinée). Je définirai à partir de cet examen deux objets qui, dans le cas général, fonctionnent ensemble : d’un côté un type d’espace destiné à accueillir le texte de bande dessinée, de l’autre un type spécifique de texte dans sa relation à la vignette. Pour mettre en évidence l’intérêt de cette séparation conceptuelle et des définitions que je proposerai, je m’appuierai sur un corpus restreint de bandes dessinées contemporaines présentant un haut degré d’élaboration formelle (Building Stories de Chris Ware et Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons). Les usages atypiques que font du récitatif ces bandes dessinées interrogent en particulier les cas de non-coïncidences entre les deux objets définis.

 

Trois perspectives mêlées sur le récitatif : revue et analyse de définitions usuelles du récitatif

 

Qu’est-ce qu’un récitatif ? Commençons par passer en revue plusieurs définitions usuelles du terme (auquel je rattache la catégorie de caption en anglais) pour en dégager les lignes de force :

 

« récitatif : espace encadré accueillant un commentaire sur l’action ou une intervention du narrateur. Ce texte même [2]. »

 

« Espace encadré accueillant le texte d’une intervention du narrateur ou un commentaire donnant des indications sur l’action, la chronologie, les lieux, les personnages ou l’histoire référentielle. Ce texte lui-même [3]. »

 

« Un récitatif est, dans une bande dessinée, un texte apparaissant dans une case pour fournir au lecteur des informations qu’il n’obtient par ailleurs ni par le dessin ni par les dialogues. Il contient donc en quelque sorte la voix d’un narrateur plus ou moins omniscient. Dans la bande dessinée franco-belge, il apparaît souvent dans un encadré aux coins carrés, parfois sur fond jaune (ou rouge), ce qui le distingue des phylactères généralement arrondis et sur fond blanc [4]. »

 

« Le récitatif [caption] est l’autre composant des bandes dessinées qui contient des éléments linguistiques. Contrairement à la bulle, le récitatif n’est pas placé à l’intérieur de la vignette, mais est toujours une entité séparée, souvent au-dessus de la vignette, mais parfois en bas ou sur le côté gauche. Normalement, le texte contenu dans le récitatif représente la voix du narrateur, de façon similaire à la voix que l’on peut parfois entendre à l’arrière-plan dans les films. Sa fonction est d’ajouter des informations aux dialogues contenus dans le reste de la vignette. Dans sa forme la plus simple, le récitatif a pour fonction de donner des informations pour aider le lecteur à reconstruire la continuité entre les vignettes, en remplissant l’espace interstitiel. Parfois les récitatifs ont une importance fondamentale dans la narration de l’histoire, lorsqu’ils contiennent l’essentiel ou tous les éléments linguistiques du texte [5]. »

 

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[1] Thierry Smolderen, « Ceci n’est pas une bulle ! – Structures énonciatives du phylactère », dans Quatrièmes Rencontres Réseaux Humains / Réseaux Technologiques, Université de Poitiers, 2002 (en ligne. consulté le 23 mars 2022).
[2] Thierry Groensteen, La bande dessinée : son histoire et ses maîtres, Paris, Skira-Flammarion, 2009, p. 411.
[3] La définition est celle de l’entrée « Commentaire », à laquelle renvoie l’entrée « Récitatif ». Le terme « récitatif » est aussi donné comme synonyme de « Cartouche », défini en ces termes : « Graphiquement il se présente comme un rectangle à fond neutre placé sur le dessin et contenant un commentaire, appelé aussi récitatif, généralement destiné à clarifier le lieu de l’action ou la chronologie. » Pierre-Marc de Biasi et Luc Vigier, « Petit glossaire de la BD », Genesis. Manuscrits – Recherche – Invention, nᵒ 43, Sigales, 12 décembre 2016, pp. 133-145 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[4] « Récitatif (bande dessinée) », Wikipédia, archive de la version en date du 18 mai 2019 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[5] « The caption is the other element of comics that contains linguistic elements. Unlike the balloon, the caption is not positioned inside the panel, but is always a separate entity, often on the top of the panel, but sometimes at the bottom or on the left side. Normally the text contained in the caption represents the narrator’s voice, very similarly to the background voice that is sometimes heard in films. Its function is to add information to the dialogues contained in the rest of the panel. In its simplest form, a caption has the function of providing information to help the reader reconstruct the flow between panels, filling the gap represented by the gutter. Sometimes captions have a fundamental importance in the narration of the story, since they contain most or all of the linguistic components of the text. » Mario Saraceni, The language of comics, Londres / New York, Routledge, 2003, p. 10.