Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative

- Sylvano Santini
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      De la métaphore du miroir de Stendhal, on pourrait remonter au dispositif de la camera obscura dont l’objectif permettait de voir, en direct, des images en mouvement, un pur reflet des choses. Les peintres de la renaissance ont bel et bien connu, dans leur petite chambre noire, un proto-cinéma ? [9] J’aimerais toutefois remonter encore plus dans le temps, au premier siècle avant Jésus-Christ. Lucrèce, dans son poème De La Nature, affirmait que la lumière était des émanations imperceptibles, inframinces, des corps : ce qu’il appelait des simulacres. Or, seuls trois appareils pouvaient percevoir ou retenir ces corpuscules de lumière, dont deux appartiennent à l’homme, les yeux et la mémoire, et le troisième est un objet fabriqué : le miroir. Lucrèce a une formidable intuition pré-cinématographique en s’interrogeant sur le mouvement des simulacres. Il s’est demandé, en effet, combien d’émanation de simulacres, combien de membranes lumineuses se détachaient du corps dans le temps pour reproduire l’impression de leur mouvement. On pourrait sans aucun doute lui répondre aujourd’hui 24 simulacres par secondes.

 

Mais quoi ! lorsqu’en songe nous voyons les simulacres s’avancer en cadence et faire des gestes souples, d’une souplesse qui donne à leurs bras tant d’inflexions, et puis dessiner à nos yeux des pas harmonieux, est-ce donc que les simulacres connaissent l’art de la danse et qu’images errantes ils ont pris des leçons pour nous offrir ces jeux nocturnes ? Ou bien n’est-il pas vrai plutôt que dans notre perception apparemment unique, qui prend le temps d’une émission de voix, de nombreux temps se succèdent secrètement, que la raison découvre ? Ainsi s’expliquerait qu’à tout moment, en tout lieu, une foule de simulacres variés attendent. Tant ils ont de mobilité, tant leur nombre est grand [10] !

 

Les simulacres de Lucrèce ne représentent pas encore les toutes premières intuitions pré-cinématographiques. Le documentaire de Werner Herzog, La Grotte des rêves perdus (2010), m’invite à remonter encore plus dans le temps pour les trouver et à boucler la boucle du métacinéma deleuzien non seulement parce que le titre a un quelque chose qui rappelle Proust, mais aussi parce que mon petit récit trouve son dénouement au-delà de l’histoire en s’achevant dans l’archéologie. Les images d’Herzog découvrent une grotte vieille de 20000 ans, vierge de surcroît, et qui recèle les premiers vestiges de la représentation, dont les emblématiques mains négatives. Or, c’est en filmant ces vestiges iconiques qu’Herzog y découvre non seulement les premiers rêves perdus, mais le véritable ancêtre qui l’annonce, lui, comme cinéaste. Ses images nous montrent un dessin où son auteur a manifestement voulu reproduire la course d’un cheval en multipliant les pattes et les effets de redressement du buste. En filmant la première image qui tente de reproduire le mouvement, Herzog imagine non seulement découvrir l’origine du cinéma mais raccorde aussi la préhistoire avec notre temps.
      Cette brève histoire de la perception pré-cinématographique ne fait que confirmer ce que nous savions tous déjà : la reproduction de la réalité cinétique existait bien avant l’invention du premier cinématographe. Or, si la littérature s’est toujours un peu adonnée à représenter nos perceptions du monde aussi bien spirituelles que matérielles, ces métaphores ne nous étonnent plus. Les retrouver constitue sans doute une quête grisante pour les érudits. Mais c’est là que l’exercice trouve sa limite, car à défaut de devenir autre chose qu’un simple repérage, cette quête se dissout dans l’enchaînement d’impressions passagères suscitées à chaque nouvelle découverte. Cela dit, j’ai sans doute fait un mésusage du terme « érudit », car, je l’avoue, la plupart des passages que je viens de citer et de nombreux autres se retrouvent sur internet en un tour de main.
      On retrouve aisément dans l’ouvrage de J. Cléder les deux autres groupes dont je parlais plus haut et qui réunissent la plupart des discours sur les interactions entre la littérature et le cinéma. Le second groupe, je le rappelle, inclut tout ce qui s’est dit ou écrit sur le cinéma qui s’inspire de la littérature : l’adaptation, le théâtre filmé, le primat du récit, tout cela agrémenté de nombreux passages dans lesquels les cinéastes avouent s’être inspirés de la littérature, notamment Eisenstein par les maîtres de la littérature russe et Godard, par les idées sur l’image de Reverdy [11].
      Ce deuxième groupe n’intéresse guère mon concept de cinéfiction. En revanche, le dernier groupe qui réunit les rapports que la littérature entretient avec le cinéma m’intéresse beaucoup plus puisque mon concept de cinéfiction y trouve sa place. J’y inclus, d’abord, ce qu’on appelle les « tropismes cinématographiques », c’est-à-dire toutes les allusions directes, les indications, les signes, le vocabulaire qui font penser explicitement au cinéma, comme un titre, le nom d’un acteur, d’une actrice, la reconstitution d’une scène de film, etc. [12]. Ces tropismes tournent le regard du lecteur vers le cinéma. Le titre du roman de Montalbetti Western est très explicitement un « tropisme cinématographique ». Comme l’est aussi le titre d’un autre de ses romans Journée américaine (2007) qui fait explicitement référence au film La Nuit américaine de Truffaut qui, lui-même, reprend le nom d’une technique cinématographique qui, à l’époque, consistait à filmer des scènes de nuit en plein jour.
      Outre les tropismes cinématographiques, la littérature s’inspire du cinéma d’une autre manière en lui empruntant son mode d’écriture soit en reprenant les techniques du scénario comme Neige noire de l’écrivain québécois Hubert Aquin, soit en adaptent un film sous la forme romanesque (connu sous le terme de novellisation). Ces « écritures cinématographiques » ont peu de choses à voir avec la « cinéfiction »; il y a cependant un autre type d’écriture au nom similaire qui concerne directement le concept. Les « cinématographies de l’écriture » (ou « cinématographies de l’écriture » [13]) rassemblent toutes les techniques d’écriture qui s’efforcent de reproduire le rythme d’un film, des effets filmiques, des mouvements de caméra (travelling ou panoramique) de cadrage (plan et échelle de plans), d’images ou de perspectives, etc. [14] Les « cinématographies » désignent conceptuellement le travail d’écriture qui s’inspire ouvertement des rythmes et des mouvements de l’image cinématographique pour augmenter la puissance d’agir de la littérature. De Dos Passos à Don De Lillo en passant par Nabokov, la liste des auteurs américains qui ont pratiqué la cinématographie de l’écriture est longue. C’est pourquoi d’ailleurs on dit souvent que le cinéma serait entré en littérature par la voie du roman américain en s’appuyant sur l’idée que « l’évolution du langage cinématographique serait synchrone d’une transformation du monde sur un territoire dont la culture littéraire est capable de transformations plus rapides que sur l’ancien continent » [15]. Ce que les titres Western et Journée américaine des romans de Chr. Montalbetti ainsi que les lieux qu’ils représentent (les plaines de l’ouest et les autoroutes des Etats-Unis) ne manquent pas de nous rappeler.

 

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[9] M. Bubb, La Camera obscura. Philosophie d’un appareil, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 346.
[10] Lucrèce, De La Nature, Livre IV (790-799), traduction de H. Clouard, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 138.
[11] J. Cléder, Entre littérature et cinéma, Op. cit., pp. 10 et 19.
[12] A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry », Poétique, no44, 2005, p. 494.
[13] J. Cléder propose aussi l’appellation avec l’emploi des italiques pour signifier une nuance sur laquelle je ne m’étendrai pas puisqu’elle ne concerne pas mon propos (Entre littérature et cinéma, Op. cit., p. 179).
[14] Ibid., pp. 178-179. C’est J. Cléder qui propose la graphie « cinématographie de l’écriture ».
[15] Ibid., p. 174.