Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative

- schincariol1
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      L’une des tâches de la théorie littéraire est de créer des concepts qui indiquent des rapports, précisent des fonctions, déterminent des conditions de l’expérience littéraire. Je me suis adonné à cette tâche en imaginant, sous le nom de « cinéfiction », un concept qui définit le rapport performatif de la littérature au cinéma. La théorie des actes de langage, du performatif, m’a fourni les outils nécessaires à sa création. L’usage que j’en fais n’est pas toutefois qu’instrumental. Dans tous les débats entourant les liens entre la littérature et le cinéma, cette théorie est la seule à mon sens qui puisse me permettre de proposer de manière non métaphorique et parfaitement sensée l’idée que la littérature fait du cinéma. « Dire, c’est faire ». Les répercussions de ce principe dans le débat qui m’occupe ici laissent présager des développements féconds. C’est pourquoi je m’étonne du peu de résonances qu’elle a eues dans les discours qui tentent de définir les rapports entre les deux arts. En fait, je m’explique mal cette absence. Cet article fera donc suite à mon étonnement et visera à combler ce manque ; il tâchera autrement dit de déterminer les résonances entre les deux arts du point de vue de la performativité.
      Avec cet article, le premier que je consacre au concept de cinéfiction [1], je cherche à produire un événement, à changer un état de chose dans le discours théorique, à le modifier. Ainsi, par un redoublement de ce que je vais dire dans ce qui se passera en l’écrivant, comme par l’enveloppement de l’énoncé par l’énonciation, je présenterai le rapport performatif de la littérature au cinéma sur le mode également de la performativité. Toute naissance suppose néanmoins une relation préalable sous la forme d’une proximité avec une œuvre. Le concept de « cinéfiction » ne serait pas même une idée si je n’avais pas rencontré l’œuvre de Christine Montalbetti, tout particulièrement son roman Western publié en 2005. Ce dernier m’a tout de suite séduit par son rythme lent, si lent même que j’avais du mal à suivre le déroulement d’un récit somme toute banal. Cette lenteur est attribuable au narrateur qui non seulement se présente sous le nom même de l’auteure, mais ne cesse de s’adresser directement au lecteur, comme s’il était présent à ses côtés, au point de le faire entrer avec lui dans l’histoire. Ces adresses incessantes vont des commentaires ironiques sur les personnages, aux remarques qui coordonnent le regard ou la perception des choses, en passant par les expressions de l’écoulement du temps ou des données atmosphériques : elles donnent au lecteur des indications qui révèlent la conduite du discours, suggèrent des manières de voir, expriment des effets. Ce sont bien là, à mon sens, les manifestations d’un « dire » qui cherchent non seulement à décrire et à représenter des choses, mais à amener le lecteur à faire certaines actions. Je m’intéresserai tout particulièrement à celles qui conduisent le lecteur à une perception cinématographique.
      Je ne traiterai pas d’entrée de jeu la théorie des actes de langage, du performatif. J’ai plutôt choisi de présenter, dans les deux premières parties de l’article, la situation, le contexte, qui m’apparaît justifier le recours à cette théorie. Les deux premières parties intitulées « Littérature et cinéma : histoire d’une relation métaphorique » et « Principes pragmatiques de la cinéfiction » se présenteront somme toute comme les prolégomènes à la performativité cinématographique de la littérature. Fort des développements précédents, je pourrai aborder de front le sujet dans la troisième et dernière partie intitulée « La cinéfiction : rapport performatif de la littérature au cinéma ». Finalement, ma réflexion rejoindra la question de la cinesthétique en ce qu’elle tient lieu d’une disposition entre les deux arts qui relève d’une conception du goût qui, loin d’être une simple fonction subjective de l’esprit ou idéalisante de l’esthète, réside dans une pratique harmonieuse entre un dire et un faire.

 

Littérature et cinéma : histoire d’une relation métaphorique

 

      Les rapports entre la littérature et le cinéma ne datent pas d’hier, ils ont été envisagés et expérimentés de nombreuses façons par les écrivains et les cinéastes eux-mêmes et ils ont été à l’origine de plusieurs métaphores, de discours et de débats. Pour ne pas m’éterniser dans une digression sans fin, pour faire une histoire courte en somme, j’ai réuni en trois groupes les grandes tendances qui définissent leurs principales interactions. Dans le premier, je range tous les discours entourant la perception pré-cinématographique, dans le second, ceux sur le cinéma qui s’inspirent de la littérature et, enfin, dans le troisième groupe, ceux sur la littérature qui empruntent des idées au cinéma [2]. Avec une certaine évidence, le concept de cinéfiction trouvera naturellement sa place au sein du troisième groupe, plus tardif au demeurant que les deux premiers. Je tenterai toutefois de dépasser l’évidence en montrant qu’on a presque toujours établi les rapports entre la littérature et le cinéma sur le principe de la métaphore. Or, la cinéfiction qui repose, comme je l’ai introduit plus tôt, sur un apport théorique précis – le performatif – infléchira la dernière tendance, l’ouvrira je dirais, en s’éloignant le plus possible de la métaphore.
      Le cinéma existait avant le cinéma : le cinéma, tel qu’on l’entend, c’est-à-dire comme « l’art des images en mouvement » aurait réalisé, sur le plan technique, une perception cinétique du monde. Ce n’est pas notre perception du monde qui est en soi cinématographique, c’est le monde lui-même qui se donne à voir ainsi. Gilles Deleuze a en tête cette inversion lorsqu’il écrit ses deux ouvrages sur le cinéma en opposant d’emblée les intuitions de Bergson à celles de la phénoménologie :

 

Ce sont les choses qui sont lumineuses par elles-mêmes, sans rien qui les éclaire : toute conscience est quelque chose, elle se confond avec la chose, c’est-à-dire avec l’image de la lumière (…). Bref ce n’est pas la conscience qui est lumière, c’est l’ensemble des images, ou la lumière qui est conscience, immanente à la matière. Quant à notre conscience de fait, elle sera seulement l’opacité sans laquelle la lumière, « se propageant toujours, n’eût jamais été révélée » (…). C’est l’univers comme cinéma en soi, un métacinéma [3].

 

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sommaire

[1]  Cet article est le premier en effet que je consacre au concept de cinéfiction. Il est issu d’une recherche que je mène actuellement avec mes étudiants à l’Université du Québec à Montréal.
[2] Je dois en partie cette tripartition à Jean Cléder qui structure similairement son ouvrage Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012.
[3] G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 87-90.