Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique.
Un nouveau réalisme littéraire

- Sylvie Taussig
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      A la différence de l’image, qui présente un savoir le plus détaché possible de celui qui le produit, le texte a une dimension subjective inhérente : l’énoncé, encore plus clair dans le cas de la description d’une dissection où le narrateur est l’expérimentateur ou un assistant. Cela est fort différent de la démarche de Fludd qui sans doute décrit des expériences alchimiques, mais en même temps ne se présente pas lui-même comme le sage ayant acquis la vérité, puisque le sage, c’est l’alchimiste parfait, c’est-à-dire le rose-croix qui a réalisé le grand œuvre et vaincu la mort. Et il décrit une expérience idéale, possible théoriquement, mais à laquelle il n’a pas assisté. Il n’a vu que de la chimie, et sur la chimie précisément, Gassendi le suit, sans pouvoir aller au-delà. C’est en évitant toute image que Gassendi règle la question de savoir comment exposer sensiblement. L’image opère la confusion entre ce qu’on perçoit et ce qu’on juge, qui est la clef de toute la canonique de Gassendi – ou théorie des sens : ce qu’on perçoit et comment on le juge (voir Logique). Cette confusion est la source de toutes les erreurs et illusions, et elle conduit à un faux savoir, dont Fludd est la meilleure illustration.
      Contre la théorie la plus courante de la Renaissance, les images ne constituent pas, pour Gassendi, la bonne réponse imprimée à l’injonction de voir comme condition sine qua non de la connaissance – voir de ses propres yeux pour croire, s’en convaincre, trancher, établir un nouveau savoir sur le corps. Pas plus que la vision directe du cadavre ne permet à elle seule de constituer un savoir, l’image à elle seule ne suffit pas à produire de l’évidence, et cela d’autant moins que l’image n’est généralement pas produite par le praticien, mais par un graveur professionnel, dont la main n’est pas la main du savant [46]. L’expérience de l’autopsie en réalité ne livre que ce que la parole, écrite ou proférée, organise : c’est l’œil du chirurgien, de l’anatomiste, du médecin qui fait foi – ou plutôt, c’est l’invocation de son regard dans le discours qui en assure la crédibilité en stipulant les conditions dans lesquelles l’expérience a été réalisée. Le texte reste la meilleure source d’énonciation d’un savoir vivant et in progress, ainsi que de sa transmission, à condition qu’il maintienne le particulier dans le général, le subjectif dans l’objectif, le récit dans l’abstraction. Les travaux sur le mécanisme de la vision obligent à renoncer à la naïveté de l’optique d’avant Kepler qui était une « science du regard  » [47] : à présent, il faut distinguer la phase optique de la perception visuelle, qui s’explique par les lois de formation de l’image rétinienne, et les phases mentales qui lui succèdent. En réalité, il n’y a pas chez Gassendi opposition entre deux termes, l’apparence et le réel, mais il énonce une théorie des trois grandeurs, mise en évidence par O. Bloch : la grandeur apparente illusoire, la grandeur apparente objective et la grandeur objective réelle, qui n’apparaît pas, mais que l’on peut déduire [48]. Les images de Fludd sont d’une psychologie moins raffinée, avec une opposition binaire entre apparence et réalité. La réponse de Kepler à la question de la vision, en faisant que « ce qui était présence pleine est maintenant, virtuellement, de l’ordre de l’absence », indique la « solution de continuité s’établissant entre le visible et le vu » [49]. Tout invite donc à se méfier des images, à moins de produire une théorie des images, mais la poursuite de l’image impossible, pourtant représentée par Fludd dans Utriusque cosmi, n’est-elle pas précisément cet orgueil de l’homme de se substituer à Dieu ? Voir dans une unité ce qui se déroule dans le temps, représenter en même temps l’intérieur et l’extérieur.
      L’image en tant que cliché échoue à restituer la temporalité, l’historia. L’histoire a beau être quelque chose qui assimile, jusque dans son étymologie, le savoir et le regard, elle a quelque chose de plus que l’autopsie. Le texte unit les deux dimensions : on écrit de sa propre plume après avoir vu de son propre œil, et on déroule le savoir comme l’histoire de l’acquisition des connaissances. Le texte permet de dépasser les antinomies de l’expérience : dans la dissection, on n’a jamais affaire qu’à un corps singulier ; mais le fait que ce soit un corps en particulier permet d’éviter de décrire un corps idéal, imaginé. Le corps est singulier, et c’est le discours, la description, parce qu’elle recourt à des termes communs, qui lui donne le niveau d’abstraction, ou plutôt de généralité nécessaire à la science. Le texte philosophique ou scientifique, à la différence de l’image qui est affirmative et seulement affirmative, permet de concilier la double exigence de vérité et de recherche inhérent à la démarche scientifique telle que la conçoit Gassendi. Comme le dit Lynn Joy commentant un texte de Sorbière : il soutenait la « foi de Gassendi dans la nécessité d’un discours aux formes publiquement définies [a publicly defined format of discours] qui permet d’énoncer des conclusions scientifiques au terme d’un échange d’opinions ouvert » [50].
      Il faut donc revenir sur l’affirmation gassendienne que l’on ne peut connaître que l’écorce des choses. Dans une lecture littérale de l’expression, cela semblerait être un argument en faveur du dessin : on peut dessiner des contours, esquisser des formes et, à s’en tenir aux apparences, on accomplit ce qui est possible à l’intelligence humaine, certaine de ce qu’on n’a seulement des conjectures sur ce qui se passe à l’intérieur – sur le fonctionnement, le rouage, la machinerie. Mais chez Gassendi, l’écorce peut comprendre aussi des choses qui ne se voient pas (l’intérieur du corps pour le disséqueur qui agit au bout de la main ; les pores de la peau pour celui qui raisonne à partir de la sueur ; les atomes et le vide par l’induction, si bien que l’on peut se demander ce qui, dans la nature des choses, ne relève pas de l’écorce et du possiblement connaissable [51]. En fait, on ne peut donner une définition complète d’une chose – son dessin exhaustif – mais on peut définir une chose de façon discursive, c’est-à-dire en disant en quoi elle paraît différente de telle autre chose. La connaissance parfaite supposerait de comparer la chose avec toutes les choses de l’univers dont elle paraît différer – cela même que veut atteindre la représentation de tout le cosmos de Fludd, correspondant à l’ambition de son savoir « philosophal », alors que « du réel, que dira-t-on, sinon que dans telles circonstances il se produit telles apparences, et d’autres en d’autres circonstances. (…) la science en question ne manque pas toutefois d’une certitude qui lui est propre et d’une évidence aboutissant à la probabilité » [52]. Il n’y a seulement pas de passage du connaître à l’être, contrairement à ce que voudrait nous faire croire Fludd, par ses images synthétiques.

      En conclusion de ce texte qui voudrait être une partie d’une histoire à faire du refus des images dans les textes scientifiques, alors qu’en toute logique Gassendi, homme de l’observation, homme qui a fait des dissections de l’œil, qui a travaillé sur la perception et ses illusions, qui a voué sa vie à l’observation astronomique, qui a voulu la diffusion du savoir, qui avait près de lui des graveurs susceptibles de l’épauler et qui s’est intéressé aux conditions matérielles de l’imprimerie, aurait dû insérer des images dans ses textes. Tout l’y conduisait : son appréciation de l’autopsie, sa théorie du sensible et de la connaissance, son articulation de l’imagination et de la mémoire, ainsi que sa conception de la science comme un savoir cumulatif s’élaborant de façon critique en prenant appui sur les assertions des prédécesseurs. À la grande question si l’on ne procède pas mieux à cette accumulation par les illustrations autant et souvent mieux que par le texte, Gassendi semble répondre que non, et l’absence résolue d’image dans ses livres prouve à la fois sa confiance dans la vision et sa méfiance par rapport à la vision. Elle prouve surtout une confiance dans le langage, dans sa capacité à dire la vérité et le doute à la fois, non pas dans la confusion, mais sur le mode de l’hypothèse et de la conjecture. Et donc de l’interprétation. L’image agissant comme une autorité met fin à l’interprétation, elle définit les contours de l’écorce en décidant ce qui est l’apparence des choses, elle décide de ce qu’est un corps une fois déshabillé, alors que pour Gassendi il est impossible d’arriver à l’épure, idée pure d’une chose, idée représentable ; l’image, ce faisant, décrète qu’elle est la réalité, à l’inverse de la parole, toujours ouverte, toujours active. L’image éteint le « feu » de la pensée dont la nature même est d’être dans un perpétuel mouvement [53]. Le dessin, c’est-à-dire la forme, n’a aucune prééminence par rapport aux autres perceptions (toucher, odeur, etc.), et il n’est pas possible de représenter l’essentiel d’une chose : toujours il manquera le mouvement, à la fois dans l’espace et dans le temps. Aussi le langage, parce qu’il opère ce transport de la chose à l’entendement par l’imagination et parce qu’il implique le détour par une réflexion sur sa valeur fondamentale de signe, est-il plus à même de rendre compte de ce qu’est vraisemblablement une chose, à condition que le philosophe maîtrise son discours et mette au point sa langue – celle de Gassendi est souvent complexe, mais jamais ambiguë ni opaque, forcément des phrases longues. Par là, il semble définir la spécificité de la langue philosophique par son refus de la métaphore. Il est vrai que Gassendi, sur ce point particulier des images comme en général dans son œuvre, propose des réponses, sans thématiser les questions et les problématiques ; voire il les écarte tout bonnement, avec une sorte d’aveuglement au sens propre du terme : il ne voit littéralement pas les images de Fludd [54]. La polémique contre le théosophe anglais est d’autant plus importante que, pour Fludd non plus, l’image n’est plus envisagée dans une dialectique de l’utile et de l’agréable : l’enjeu est bien de savoir s’il existe ou non une science réservée. L’on pourrait avancer, pour expliquer cette cécité, qu’il aurait une connaissance humaine (et pastorale) trop forte de la force des images, avec une certaine peur de l’imagination, qui, en ce sens, le rapprocherait des moralistes [55]. En fait, il refuse de voir dans l’image autre chose qu’une illustration, et dans le cas d’un énoncé scientifique elle ne sera qu’un additif superflu, un moyen de donner du lustre, un simple ornement, une vanité, sans même pouvoir être donné comme un substitut ou comme un équivalent. Philosopher, c’est apprendre à renoncer aux idées, qui sont représentables, mais chimériques. Aussi est-ce moins du moralisme qu’un rejet de tout dogmatisme [56] : car une image risque aussitôt d’être dogmatique. L’image, y compris par son évidence esthétique, veut faire l’économie du vraisemblable pour faire l’épreuve de la vérité, ce qui, vu ce qu’est l’homme et sa « débilité » ne peut être opérant, même comme artifice.
      Gassendi pourrait opposer à Fludd ce qu’il opposera plus tard à Descartes dans sa critique de la fiction des Méditations métaphysiques : « vous, loin de ménager à l’esprit qui doute un passage par la vérité, vous lui donnez, quand il penche vers la fausseté, une impulsion vers celle-ci et d’une déviation faible ou peu importante vous faites une erreur considérable » [57] et pareillement conclure : « ainsi vous ne menez pas l’esprit de l’incertaine lumière de l’aurore à la splendeur du jour, mais de la lueur douteuse du soir vous le plongez dans les ténèbres de la nuit ». Ce qu’il affirme dans la Logique, « pour les choses de la nature où c’est possible, nous recourons à l’anatomie, à la chimie et à des moyens similaires de façon à comprendre, en résolvant autant que possible les corps, comme si nous les décomposions, de quels éléments et selon quels critères ils sont composés », n’est pas en contradiction [58] : l’homme peut décomposer mais non pas recomposer : un corps disséquer ne sera jamais remembré, il faut renoncer aux ambitions de la pierre philosophale qui sont sous-jacentes aux illustrations de Fludd. Car l’homme ne peut substituer à la réalité / à la vérité une construction de son intelligence – de son imagination. S’il le fait, il tombe dans une impiété pire que l’athéisme, comme Gassendi l’explique dans le Contre Fludd : mieux vaut ne pas avoir de Dieu qu’avoir une image fausse de Dieu, dit-il en substance. La parole, humaine, est toujours plus hypothétique et permet davantage un savoir cumulatif, faisant appel à des réponses et à des corrections.
      Sans doute les choses seraient-elles différentes si l’image pouvait être un langage courant, mais c’est un rêve inaccessible : l’homme doit se contenter de la vraisemblance, de l’écorce, accepter que le langage soit convention [59]. Le choix d’éliminer les images correspond donc à la théorie scientifique de Gassendi, qui s’éclaire à la lumière de son refus en général de la métaphore et de son refus que le langage même soit métaphorique.

 

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[46] Sans parler du fait qu’il faut d’abord un dessin, puis le reporter sur le cuivre, puis le graver, puis le tirer puis le placer dans le texte, ce qui fait cinq opérations.
[47] G. Simon, « Derrière le miroir », dans Le Temps de la réflexion, n°2, Paris, Gallimard, 1981, pp. 298-331, ici pp. 300 et sq.
[48] O. Bloch, La Philosophie de Gassendi, Op. cit., pp. 16-17.
[49] Havelange, De l’œil et du monde, Op. cit., pp. 323 et 322.
[50] L. S. Joy, Gassendi the Atomist : Advocate of History in an Age of Science, Cambridge, UK/New York Cambridge University Press, 1987, p. 210.
[51] Je laisse de côté que cette phrase, souvent citée, est en fait reprise de Mersenne.
[52] Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos, trad. B. Rochot (Paris, 1959), pp. 476 et 500.
[53] Voir les analyses de J.-Ch. Darmon dans Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France. Etudes sur Gassendi, Cyrano, La Fontaine, Saint-E;vremond, Paris, PUF, 1998, pp. 107 et sq.
[54] Mais dans ce cas, comme dans le cas de Descartes commenté par O. R. Bloch (« Gassendi critique de Descartes » Revue philosophique de la France et de l'étranger, 156, 1966, pp. 217-236, ici pp. 222-225), il s’agit moins d’un contresens que d’un refus de la validité de la démarche de Fludd : ce n’est pas qu’il ne comprend pas les intuitions fluddiennes : il ne les comprend que trop.
[55] Voir J.-R. Armogathe, « L’imagination de Mersenne à Pascal », art. cit., pp. 267 et sq.
[56] C’est aussi un rejet de l’idolâtrie, mais cet aspect nous entraînerait trop loin.
[57] Disquisitio, p. 54, 283 A.
[58] Cité par Mandressi, Le Regard de l’anatomiste, Op. cit., p. 145.
[59] Je laisse ici le débat très constructif de J.-Ch. Darmon sur le fait que le langage serait secondairement un medium conventionnel à l’usage de la raison humaine, voir Philosophie épicurienne et littérature, Op. cit., p. 111.