Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique.
Un nouveau réalisme littéraire

- Sylvie Taussig
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      De cette infatuation des mots, Gassendi a le meilleur exemple avec Fludd, dont il examine les œuvres à la demande de Mersenne, contre qui le théosophe anglais est en polémique soutenue, et j’avance ici que ce que j’appelle le Contre Fludd [24] joue un rôle fondamental, comme l’ensemble des textes qu’il écrit dans ces années-là (1629-1631), à l’occasion de sa réflexion sur les images dans leur rapport à la connaissance et au texte. Le Contre Fludd est de fait remarquable par le caractère mêlé des matériaux convoqués. Il commence par une présentation globale de la théorie de Fludd telle que Gassendi a pu la comprendre par la lecture des différents ouvrages qu’il s’est procurés, puis il examine en particulier les ouvrages de polémique de Fludd contre Mersenne. La lettre envoyée à Mersenne et publiée en 1631, quoiqu’elle soit dépecée dans les Opera Omnia et change par là un peu de nature [25], comporte un ensemble d’observations astronomiques importantes et une description de la neige sexangulaire, une observation que Gassendi a faite en voyage [26]. Dans le corps même du texte, et cela pour réfuter la présentation de Fludd, il y a en outre le fameux récit d’une dissection à laquelle Gassendi a assisté et dont il rend compte dans le détail, afin d’opposer sa propre hypothèse sur la circulation du sang à celle du médecin anglais. Astronomie et médecine sont les deux réponses que Gassendi apporte à Fludd dont le système, en plus d’être dualiste en ce qu’il oppose lumière et ténèbres, repose sur la théorie du microcosme et du macrocosme – donc la correspondance entre le corps humain et l’ordre de l’univers. Or Fludd est un philosophe qui raisonne à partir des images, et c’est notamment l’image du monocorde qui lui permet de synthétiser sa vision [27]. Les ouvrages de Fludd comportent des illustrations remarquables, jusqu’à la page de titre du Sophiæ ; cum Moria certamen dans laquelle on reconnaît à peine une page de titre, au point que Robert S. Westman donne pour sous-titre à la partie de son article consacrée à la « profusion des merveilleuses illustrations » « l’épistémologie visuelle » de Fludd [28] : pour lui, ces gravures dont il donne des reproductions, préparées par Fludd lui-même, sont des moyens de savoir, démontrer et se rappeler.
      Dans son examen de la philosophie de Fludd, Gassendi soutient la place centrale accordée à la vue, que défend aussi Fludd, mais il se démarque de sa conception qui affirme la toute-puissance de l’œil, en quelque sorte, et qui se traduit par la possibilité de produire un dessin qui rende compte du fonctionnement de l’univers. Pour comprendre sa position, il est nécessaire de poser des distinctions entre les différents types d’image. Il faut aussi se poser la question par rapport au double statut des images scientifiques : les unes se veulent mimétiques, naturalistes, et les autres proposent, à la manière d’un diagramme, un schéma. Les images ont un statut différent dans les deux cas : réalistes, elles sont la preuve de ce qui est avancé et entrent donc dans une problématique de la persuasion. Abstraites, elles disent le vrai et impliquent un détachement paradoxal du sensible.
      Or chez Fludd, on trouve les deux types d’images : d’un côté l’épure, que ce soit le monocorde ou encore le modèle des pyramides qui s’interpénètrent, mais de l’autre aussi des représentations naturalistes qui rapprochent ses gravures de la peinture, avec des scènes de genre, des vues en perspective de villes [29], mais également de saisissantes visions de la Genèse, depuis le chaos ou tohu-bohu indistinct, le texte de Bereshit étant lu dans la perspective de la cabale chrétienne, de telle sorte que, selon Robert S. Westman, il ne réalise pas seulement un manuel d’emblèmes, mais il vise à faire une historia du cosmos, c’est-à-dire une restitution systématique des mondes visibles et invisibles depuis l’époque de la création (p. 186), et même avant puisqu’il va jusqu’à représenter un carré noir pour le « nihil ad infinitum » [30]. On ne peut donc en déduire si Gassendi réprouve l’emploi des images quand elles sont abstraites ou bien quand elles sont figuratives : c’est bien la perspective occulte, dégagée par Westman, qui lui paraît contraire à la vérité, à savoir que « l’occulte, le mystérieux, ce qui est textuellement obscur peut être représenté en images et, par là, compris » (p. 196). En choisissant de commenter le texte et le texte seul, Gassendi réduit la pensée de Fludd à son expression verbale et en conclut à sa grande confusion. C’est aussi qu’il ne lui donne pas la moindre chance, précisément en ce qu’il lui retire les arborescences et images, conçues par le médecin anglais au contraire comme des outils de la pensée et de la connaissance. Le travail de l’Epistolica exercitatio est tout entier dans cette élaboration textuelle, dans la déconstruction, par sa mise à plat, d’un système très intégré, dans sa simplification, dans la volonté de le ramener à son sens et donc de le débarrasser des images, et cela à la demande de Mersenne à qui, précisément, la théorie de Fludd est présentée de façon à être rendue plus claire et aussi plus facilement réfutable par le minime. Le texte serré de Gassendi, son ambition de systématiser en quelques pages une théorie qui s’exprime dans des volumes énormes (par exemple l’Utriusque cosmi… historia) est toute la clarté possible de la pensée de Fludd : le mystère tombe. A l’inverse, et paradoxalement, on pourrait dire que le nœud de la conception fluddienne, c’est que, vu la confusion d’un texte qui prétend la clarifier, à la rigueur, les images suffiraient à rendre compte de la création et du fonctionnement du monde, ce qui signerait l’échec de la philosophie. Aussi l’expression de Fludd est-elle l’inverse de celle de Gassendi, recherchant l’image là où il la fuit et maniant le registre de l’analogie, qui lui permet d’être dogmatique là où Gassendi est essentiellement sceptique.
      Ce sont en fait deux conceptions de l’homme qui s’expriment dans deux écritures différentes : celle qui estime que les « frères » alchimistes peuvent arriver à la connaissance totale et celle qui reconnaît la faiblesse ontologique de l’homme, et deux théologies, la première proche d’un pseudo-pélagianisme et la seconde plus orthodoxe, quoique accommodationniste [31]. Le langage métaphorique de Fludd exprime tout le problème de l’image, qui passe sans cesse de la schématisation à la réalité, sans qu’on puisse articuler les deux niveaux. Ce n’est pas que Gassendi refuse toute analogie, au contraire : mais il fait le choix de la comparaison, et non pas de la métaphore, C’est donc la grande différence avec le langage où l’on peut indiquer la métaphore et donc en faire une image littéraire : par exemple, s’agissant de Dieu, il dit qu’il a « comme un corps », et c’est le « comme » qui change tout [32]  : avec « comme », comme un corps etc. Il est possible de raisonner par analogie, cela est même recommandable, à condition que l’on précise que l’on raisonne par analogie. C’est même le propre de la philosophie de préciser où commence l’assertion et ou commence l’analogie. C’est cela que Gassendi n’aime pas chez Fludd – ou chez Platon : on ne sait jamais où est la limite entre un discours rationnel et un discours poétique, ce qui se voit exemplairement dans sa critique de l’âme du monde [33].

 

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[24] Sur les différents titres de l’Epistolica exercitatio voir S. Taussig, « Pierre Gassendi. L’Examen de la philosophie de Fludd par les Hors-texte », art. cit.
[25] Pour trouver une nouvelle cohérence dans le projet global des Œuvres complètes, dont il faut rappeler qu’elles sont imprimées trente ans après, donc dans un autre moment épistémologique.
[26] L’étude de la neige est importante, à cause de l’étude parallèle qu’en fait Kepler, qui a lui-même lancé un débat important contre Fludd. La différence essentielle entre lui-même et Fludd résidait dans leur approche divergente des nombres, la science étant mathématique et quantitative, tandis que celle de Fludd était pythagoricienne et hermétique. Voir sur le débat qu’Edouard Mehl juge être la raison d’être même du volume de Gassendi, au-delà de la demande de Mersenne (E. Mehl, « L’Essai sur Robert Fludd (1630) », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, n° 4, 2000, p. 85-119), W. Pauli, « The Influence of Archetypal Ideas on the Scientific Theories of Kepler », dans The Interpretation of Nature and the Psyche, Bollingen Series 51, New York, Pantheon Books, 1955. Le débat porte sur l’interprétation exacte de la « méthode scientifique », le fait de savoir si oui ou non les théories et les diagrammes représentent la réalité empiriquement ou symboliquement (comme des hiéroglyphes), si les nombres doivent être interprétés dans un sens réaliste ou comme un idéal mystique ; si la « musique des sphères » est effectivement un phénomène observable ou une forme idéale (mais pas moins réelle) de réalité. Voir un commentaire de R. S. Westman, « Nature, art, and psyche : Jung, Pauli, and the Kepler-Fludd polemic », dans Occult and scientific mentalities in the Renaissance, éd. Brian Vickers, Cambridge , Cambridge University Press, 1984, pp. 177-229. Voir également G. Simon, Kepler, astronome-astrologue, Paris, Gallimard, 1979, en particulier les pages 149, 455, 478.
[27] Cette métaphore est présente dans ses formes les plus développées tout au long des écrits de Fludd qui utilise le modèle du monocorde du monde (monochordum mundi) pour expliquer la structure du cosmos dans son entier, depuis son pinacle (la divinité, forme pure) jusqu’à son argument le plus profond (le centre du globe terrestre, pure matière). Le modèle s’applique indifféremment à la physique et à la métaphysique ainsi qu’à leurs interrelations, car les deux sont également réels et s’interpénètrent mutuellement à tous les niveaux ; et il décrit la part de chacun des domaines dans les divisions musicales d’une seule corde accordée. Reprenant l’analogie du macrocosme et du microcosme, il étend aussi la même métaphore au corps humain, dans le contexte de la théorie médicale de Paracelse, voir P. J. Ammann, « The Musical Theory and Philosophy of Robert Fludd », dans Journal of the Warburg and Courtauld Intitutes (30), 1967, p. 198-227.
[28] R. S. Westman, « Nature, art, and psyche : Jung, Pauli, and the Kepler-Fludd polemic », pp. 180 et sq.
[29] On sait que Fludd collabora étroitement à la conception des images.
[30] On touche là à l’aporie ultime de la gravure, art abstrait entre tous : pour faire le noir à cette époque on ne savait que rapprocher des lignes : ce n’est pas du vrai noir, et donc pas du néant : le comble de l’abstraction.
[31] L’herméneutique scripturaire fondée sur le principe d’accommodation, globalement adoptée par Galilée, implique que, dans certains domaines du savoir, par exemple celui de la cosmologie, qui ne concerne pas le salut, la recherche scientifique doit précéder le travail de l’exégète, ce dernier étant appelé à adapter l’interprétation de la Bible aux découvertes des savants. L’idée est que la Bible doit être interprétée d’après les découvertes de la raison et de l’expérience humaines et qu’il y a une prééminence de la raison scientifique par rapport à la théologie.
[32] Pierre Gassendi, Du principe efficient c’est-à-dire les causes des choses (Syntagma philosophicum, Physique, section I, Livre 4), traduction et annotation par Sylvie Taussig, Turhout, Brepols 2006, 298a.
[33] Sur ce développement de l’Epistolica exercitatio, voir O. R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, Op. cit., pp. 308-309.