De la collision disjonctive à l’enchaînement
dissonant : littérature et peinture dans
la sémiotique cinématographique

- Francesco Giarrusso
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Fig. 3. J. C. Monteiro, Silvestre, 1982


Fig. 4. P. Uccello, Saint George et le dragon, v. 1470


Fig. 5. Fra Angelico, L'Annonciation, 1442-1443


Fig. 6. D. Bouts, La Dernière cène, 1464-1467


Fig. 7. J. C. Monteiro, O Amor das Três Romãs, 1979


Fig. 8. J. C. Monteiro, O Amor das Três Romãs, 1979

      Outre la réduction par amputation, nous retrouvons l’addition des blocs textuels par extension, un processus « qui constitue l’exact contraire de la réduction par suppression massive » [40] dont j’ai déjà parlé. Le film ajoute, par exemple, à l’hypotexte la séquence du premier banquet où Silvia (Maria de Medeiros) fait la connaissance de son futur époux, Dom Paio (Jorge Silva Melo). Cette rencontre va déterminer le voyage de Dom Rodrigo (João Guedes) jusqu’au château du roi (João César Monteiro) et permettre de rejoindre la trame du récit original qui continue avec la visite que le voyageur-diable (Luís Miguel Cintra) rend aux sœurs restées toutes seules chez elles. Il s’agit d’un cas emblématique de transmotivation [41] : un processus transformationnel privilégié des transformations sémantiques [42]. En effet, l’absence momentanée de Dom Rodrigo, contrairement au déroulement de l’hypotexte, n’est pas due au recouvrement mensuel d’un loyer mais à l’invitation aux noces du gentilhomme que ce dernier veut présenter personnellement au roi. Ici, la transmotivation « procède par substitution complète » au moyen de « l’invention d’une nouvelle motivation positive substituée à la motivation d’origine » [43].
      En parcourant encore le récit de Silvestre, nous rencontrons une autre transformation quantitative mais dans ce cas-là, caractérisée par une expansion. Une fois rentré chez lui, Dom Rodrigo fête le mariage de Silvia et de Dom Paio. L’ambiance joyeuse de la fête est soudain troublée par l’entrée en scène d’un chevalier (Luís Miguel Cintra) qui veut la main de la jeune femme. Son père, contrarié dans un premier temps, accepte la demande de l’inconnu à condition qu’il tue « le dragon féroce qu’aucun être humain ne pourra vaincre » [44]. Il existe une amplification par rapport à l’hypotexte étant donné qu’à la séquence originelle du banquet de noces est ajoutée la lutte entre le chevalier et le dragon. Bien qu’il s’agisse de matériau inédit par rapport au texte de départ, son intégration n’a pas lieu par ajout comme précédemment mais par expansion-insertion : l’épisode du dragon, bien qu’étranger au sujet initial [45], est greffé comme s’il s’agissait de la suite naturelle des évènements narratifs de l’hypotexte.
      Cette scène acquiert une importance capitale, non seulement parce qu’elle met une fois de plus en évidence le caractère fragmentaire du film, sa composition par augmentation ou suppression de parties constitutives du ou des hypotextes, mais aussi parce qu’elle rassemble plusieurs aspects de la praxis de Monteiro, comme s’il s’agissait de son emblème.
      Avant tout, nous remarquons qu’il y a une claire allusion-citation au tableau Saint George et le dragon de Paolo Uccello. La disposition des protagonistes sur les côtés du cadrage, le respect des positions des deux personnages, filmés face à face et en plan d’ensemble selon les règles de la perspective linéaire centrale, les couleurs de la robe de la femme et celle du pelage du cheval, contribuent à réévoquer à l’écran la représentation picturale du maître de la Renaissance. La scène, sans aucune action significative, se prolonge alors que les protagonistes sont quasiment immobiles, reproduisant ainsi la stase du tableau original. L’immobilité est par ailleurs mise en évidence par l’arrêt sur image qui ouvre le plan. Nous nous trouvons face à un tableau vivant et à haute valeur artistique. La relation intertextuelle qui l’anime libère toute sa force de distanciation, agissant cette fois-ci dans la représentation imagétique. Ce n’est plus la bande sonore qui détourne la diégèse filmique, affaiblissant sa transparence mais « l’effetto dipinto » [46] (l’« effet peinture ») causé par la reproposition des motifs iconographiques de la peinture de la Renaissance (figs. 3 et 4).
      La suspension temporelle apportée par le plan fixe, alliée à l’organisation centripète de l’espace du tableau/cadrage interfère avec la mobilité propre au plan cinématographique en tant que « calco iconico della durata, della percorribilità dello spazio » [47] (« décalquage iconique de la durée, de la parcourabilité de l’espace »), produisant une incohérence perceptive de la représentation figurative de la peinture et l’effet présumé de la réalité propre au cinéma. La citation picturale met en évidence la dimension discursive au détriment de la dimension narrative, empêchant l’accès au plan purement diégétique de l’histoire. La théâtralité et l’irréalisme scénographique, mettant en scène la mise à mort du dragon par le chevalier, découragent toute illusion de réalité, car ils exhibent une incohérence par rapport aux codes du style réaliste/naturaliste. La citation du tableau de Paolo Uccello, ce bref fragment qui s’interpose dans l’hypotexte A Mão do Finado, acquiert une valeur méta-textuelle, attirant l’attention du spectateur qui n’est plus, du moins dans ce bref segment, concentré sur le développement purement narratif de l’histoire représentée, mais sur l’artifice, les règles et les modèles de référence déployés dans l’œuvre [48]. Et le texte parle de lui-même, dévoilant le mécanisme de son propre fonctionnement.
      Néanmoins, comme le suggère Costa [49], l’« effet peinture » au cinéma ne s’épuise pas avec la reproduction d’une représentation figurative donnée ou avec la transposition des motifs iconographiques connus. Outre l’« effet tableau », il distingue une autre impression picturale – l’« effet peint » – cette fois créée par la présence effective des éléments scénographiques intentionnellement visibles et qui donnent littéralement forme à l’espace où les scènes du film ont lieu. Les lignes, les dessins, les décors peints ou projetés sur des surfaces transparentes (transflex) interviennent directement dans la création de l’espace scénique, manifestant une fois de plus sa nature artificielle et postiche. Par exemple, dans Silvestre, « les décors de la maison de D. Rodrigo (…) sont copiés d’un tableau de Fra Angelico qui se trouve à la Pinacothèque de Rome. (…) Ce sont des décors picturaux » [50] extrêmement stylisés où Monteiro allie les éléments médiévaux provenant des « Primitifs Italiens » [51] à des éléments de la Renaissance.
      L’univers iconographique où Silvestre va puiser son inspiration est varié et ne se limite pas à la citation de compositions picturales particulières. Souvent, la construction scénique ne produit que certains effets chromatiques ou reprend une organisation spatiale, sans qu’il existe une adhésion thématique totale ou un respect formel du tableau cité. Selon Pierpaolo Loffreda, par exemple :

 

[l]’austérité et la rigueur de la conception du cadrage renvoie à (…) l’Angelico : pensons-y à propos des intérieurs dans l’Annunciazione, une fresque postérieure à 1438 (Florence, Couvent de Saint Marc) ou dans l’Annunciazione, détrempe sur bois postérieure à 1433-34 (Cortona, Musée du Diocèse). Egalement en ce qui concerne les intérieurs, nous pouvons également évoquer Domenico Veneziano, Annunciazione della Vergine, détrempe sur bois vers 1440 (Cambridge, Fitzwilliam Museum), ou Dirk Bouts avec La dernière cène, détrempe sur bois 1464-67 (Louvain, Eglise de St. Pierre) [52] (figs. 5 et 6).

 

      Cependant, l’effet peint obtenu dans Silvestre n’est pas aussi explicite que l’effet tableau. Nous ne voulons absolument pas nier l’aspect artificiel de l’apparat scénographique peint et/ou projeté dans le film, mais la nature ambigüe des décors de Silvestre est irréfutable : ils attestent à la fois de l’invraisemblance du cadre spatial, qui fait vivre les scènes qui le composent et reproduisent des thèmes, et des atmosphères picturales connues, qui se configurent comme de véritables tableaux figés dont la valeur dialogique est évidente.
      Pour pouvoir observer toute l’intensité de l’effet peint, je dois remonter à 1979 ou pour être plus exact à la réalisation d’un des trois courts-métrages financés par la RTP [53] : O Amor das Três Romãs (1979). Ce court-métrage appartient au groupe de films fantastico-populaires [54], en raison de la matière-première qui lui donne forme et du rôle qu’elle assume dans l’ensemble de la filmographie de Monteiro. A vrai dire, ce court-métrage a servi d’ébauche préparatoire à la réalisation postérieure de Silvestre, surtout en ce qui concerne le travail déployé dans la construction de l’espace scénique. Dans O Amor das Três Romãs, la scénographie renonce à sa fonction prédominante de simple conteneur inanimé d’actions qui développe le récit pour devenir un protagoniste actif dans la construction filmique, assumant un rôle prépondérant dans le dévoilement de la nature fictive du cinéma.
      L’exposition dans le champ du travail scénographique préparatoire, l’inclusion du matériel lumino-technique dans l’espace diégétique et l’ostentation de la nature picturale du décor contribuent à dévoiler au cinéma les principes de sa construction, rendant visible le dispositif lui-même. L’effet pictural exerce une impulsion centrifuge par laquelle on obtient une primauté certaine du discours sur l’histoire, de la grammaire sur la rhétorique, de l’hétérogénéité sur l’homogénéité. Reprenant les mots qui se trouvent dans un article de Monteiro consacré à un film de Fassbinder, la caractéristique principale de O Amor das Três Romãs « est le refus intégral de tous les alibis réalistes de ressembler à la réalité. Je veux dire par là qu’il [le film] est structuré, à tous les niveaux, comme l’objet fictif d’une fiction qui, en tant que fiction et d’une manière brechtienne, est présentée au spectateur » [55] (figs. 7 et 8).

      Inévitablement – et les indices l’avaient déjà démontré – les mots de Monteiro corroborent la connexion étroite existant entre sa praxis cinématographique et les postulats brechtiens relatifs à la théorisation de l’art de la distanciation. Les éléments qui nous confirment ce lien de parenté sont nombreux. Il suffit de penser dans O Amor das Três Romãs à la construction discontinue reposant sur la collision d’unités narratives où chaque scène fonctionne individuellement et non pas dans la perspective de la scène suivante [56] ; dans le rôle accordé au montage, aux ellipses qui s’opposent au déterminisme évolutionniste propre aux formes dramatiques traditionnelles [57] ; dans la tendance à mettre en valeur la citation au détriment de la représentation [58] ; et dans la progression du contrepoint transmis par la musique, dont l’intervention en guise de commentaire ne se superpose jamais à l’action diégétique, n’assume jamais la fonction d’adhésif entre les scènes, mettant plutôt en évidence la séparation et les différences entre elles [59]. Bref, Monteiro privilégie l’opacité au détriment de la transparence, la fragmentation au détriment de la continuité diégétique, invitant le spectateur à réaliser une lecture verticale, capable de capter les stratifications textuelles pour pouvoir dévoiler, que ce soit moyennant la superposition de mots d’autrui ou l’apparition d’images étranges, la nature segnique et mensongère propre à l’illusionnisme cinématographique [60].

 

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[40] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Op. cit., p. 298.
[41] Ibid., p. 315.
[42] Ibid., p. 372.
[43] Ibid., pp. 372 et 378.
[44] La citation est extraite du synopsis officiel du film.
[45] Voir : G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Op. cit., p. 309.
[46] A. Costa, Il cinema e le arti visive, Turin, Einaudi, « Piccola biblioteca Einaudi. Nuova serie », 2002, p. 305.
[47] Ibid., p. 312.
[48] Ibid., p. 316.
[49] Ibid., p. 305.
[50] J. Barata Preto, « João César Monteiro na hora de “Silvestre”. Entrevista a João César Monteiro », O Jornal, 1e 13 mai 1982 (Interview avec João César Monteiro par Jorge Barata Preto).
[51] A. Tavares da Silva, « O Silvestre é um filme sobre a aprendizagem... Entrevista com João César Monteiro », dans João César Monteiro, Lisbonne, Cinemateca Portuguesa – Museu do Cinema, 2005, p. 330 (Interview avec João César Monteiro par Adelino Tavares da Silva).
[52] « [l]’austerità e il rigore della concezione dell’inquadratura rimanda (…) al Beato Angelico : si pensi, a proposito degli interni, all’Annunciazione, affresco, dopo il 1438 (Firenze, convento di San Marco) o all’Annunciazione, tavola, dopo il 1433-34 (Cortona, Museo Diocesiano). Sempre per quanto riguarda gli interni, possiamo rimandare anche a Domenico Veneziano, Annunciazione della Vergine, tavola, 1440 ca. (Cambridge, Fitzwilliam Museum), o a Dirk Bouts, L’ultima cena, tavola, 1464-67 (Lovanio, Eglise St. Pierre) » (P. Loffreda, « Giovinezza, formazione e primi film di Joao César Monteiro, istruttore lusitano », dans João Giullare di Dio, Bergame-Pise, Cineforum-ETS, 2007, p. 51).
[53] RTP (Rádio e Televisão de Portugal) est une chaîne publique de télévision portugaise.
[54] Outre les longs-métrages Veredas et Silvestre, ce groupe est composé des courts-métrages A Mãe (1978-79), Os Dois Soldados (1979) et O Amor das Três Romãs.
[55] J. C. Monteiro, « Pesaro 2. 70 », dans João César Monteiro, Lisbonne, Cinemateca Portuguesa – Museu do Cinema, 2005, pp. 126-131.
[56] B. Brecht, Scritti teatrali, Op. cit., p. 30.
[57] Ibid., p. 30.
[58] Ibid., pp. 75-76.
[59] Ibid., p. 147.
[60] Pour paraphraser Umberto Eco, nous pouvons dire que l’image du cinéma illusionniste « è segno fittizio non perché sia un segno finto o un segno che comunica cose inesistenti (…) ma perché finge di non essere un segno » (« est un signe fictif, non pas parce qu’il s’agit d’un signe feint ou d’un signe qui communique des choses inexistantes (…) mais parce qu’il fait [toujours] semblant de ne pas être un signe » (U. Eco, Sugli specchi e altri saggi. Il segno, la rappresentazione, l'illusione, l'immagine, Milan, Bompiani, « Tascabili. Saggi », 2004, p. 39).