De la collision disjonctive à l’enchaînement
dissonant : littérature et peinture dans
la sémiotique cinématographique

- Francesco Giarrusso
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      Dans cette étude, je ne m’attarderai pas sur le rapport que l’objet transtextuel établit avec les interprétants. Je mettrai en évidence le rapport entre cet objet et le texte hôte. L’intention n’est pas de sonder les fonctions exercées par les extraits car elles peuvent varier selon les systèmes et les contextes des segments textuels auxquels elles se destinent, étant des « pratiques éphémères et empiriques dont il n’y a pas de catalogue exhaustif possible » [21]. A l’inverse, nous voulons suivre un critère exclusivement formel, qui, comme le suggère Compagnon [22], assure une plus grande efficacité dans l’étude des relations entre les systèmes S1 (A1, T1) e S2 (A2, T2) [23]. A vrai dire, la valeur de la répétition ou plutôt la proéminence d’une valeur de répétition sur les restantes [24], « toutes concurremment existent » [25], représente le seul indicateur invariable dans le temps, étant donné qu’il repose plus sur les éléments constitutifs de la relation elle-même que sur la signification mutable de la fonction, toujours passible de modifications selon le contexte historique dans lequel la transtextualité est mise en œuvre.
      Reprenant l’analyse nous constatons immédiatement comment dans Veredas, outre la citation, il existe un autre rapport intertextuel : l’allusion. Pour Genette, il s’agit d’une « forme encore moins explicite et moins littérale » [26], dont la compréhension n’est possible qu’en corrélation avec un autre énoncé caché. Parmi les différentes situations allusives, nous pouvons énumérer la ré-évocation du topos de la maure enchantée dont l’histoire nous est racontée par le vieillard Domingues (Francisco Domingues), personnage autochtone de la région de Trás-os-Montes où a été tournée la première partie du film ou l’histoire du petit âne, toujours racontée par Domingues, dont les vicissitudes reproposent l’enchaînement des contes fantastiques de la tradition populaire. Nous ne pouvons en aucun cas parler de citations puisque les textes ne sont pas littéralement reproposés par le narrateur intra-diégétique : Domingues se les approprie librement, re-présentant les schémas narratifs et les intrigues typiques du folklore local. En fait, cela ne pourrait pas être autrement puisque le patrimoine folklorique est rarement communiqué par écrit, faisant l’objet d’une transmission et d’un traitement oral, rendant impossible toute citation littéraire à proprement parler. Bien plus complexe est l’allusion au conte de Branca-Flor, non seulement en raison de l’espace qu’il occupe dans l’économie narrative du film, mais surtout en raison des opérations multiples auquel il est soumis.
      Depuis le générique d’ouverture, Monteiro nous prévient que sa version de Branca-Flor a une nature composite, laissant entrevoir les opérations transtextuelles réalisées sur l’hypotexte. En effet, il combine les trois contes appartenant au Cycle de Branca-Flor, rassemblés par Carlos de Oliveira et José Gomes Ferreira [27], effectuant sur chacun un ensemble de transformations sérieuses, souvent d’ordre formel. Pour être exact, Monteiro réalise des transformations par réduction comme l’excision, l’amputation massive et l’excision multiple et disséminée [28].
      En ce qui concerne l’amputation, nous pouvons citer à titre d’exemple l’ablation que Monteiro réalise par rapport à la première version littéraire, quand il élimine de la transposition cinématographique les noces de Branca-Flor et les retrouvailles avec le domestique, son ancien amour sur lequel la reine a jeté un sort ; ou lorsqu’il coupe la conclusion entière de la troisième version dans laquelle les trois valets de chambre essaient sans succès de se rapprocher de Branca-Flor. Les extractions par lesquelles Monteiro élague les trames qui composent le Cycle de Branca-Flor sont beaucoup plus nombreuses. Rappelons par exemple la suppression dans Veredas d’une des trois transformations [29] grâce à laquelle le protagoniste masculin et Branca-Flor parviennent à s’échapper du roi-diable, la fin brève et rocambolesque de la deuxième version et l’incipit de la première dont les protagonistes sont un roi, père de Branca-Flor, et son domestique qui veut épouser sa fille.
      A tout cela s’ajoute l’action d’extraction et le mélange réalisé par Monteiro par rapport aux hypotextes. Il extrapole et amalgame plusieurs motifs narratifs, donnant naissance à un univers diégétique à la fois inédit et familier pour ceux qui connaissent les textes d’origine. Il en est ainsi des épreuves ou des transformations magiques que les personnages de Veredas subissent : Monteiro ne respecte jamais la nature ou l’ordre de succession des actions dans les trois histoires de référence mais fait allusion aux éléments spécifiques de chaque version, favorisant une certaine promiscuité. Ce n’est pas tout. Cette contamination narrative se répercute également sur les opérations transtextuelles réalisées, alliant transformations sérieuses et pratiques intertextuelles dans une même séquence filmique. Nous pouvons analyser dans ce sens l’extrait de la troisième version [30] (A filha da bruxa) du Cycle de Branca-Flor : « Je vends des noix, j’achète de l’ail; / j’achète de l’ail, Je vends des noix. / Je vends des noix, j’achète de l’ail; / j’achète de l’ail, Je vends des noix. » et « Ding, dang, dong, / les cloches sonnent pour la messe, / Le prêtre va à l’autel. / Ding, dang, dong, / les cloches sonnent pour la messe, / Le prêtre va à l’autel. ». Au moyen de ces mots le personnage masculin, qui se transforme d’abord en vieillard avec un sac puis en ermite, dissimule son identité devant le diable, échappant ainsi à la mort.
      Mais le mélange de plusieurs pratiques transtextuelles ne constitue pas la prérogative exclusive de la transposition cinématographique de Branca-Flor : l’application de plusieurs opérations sur un même texte de départ est commune aux stratégies dialogiques de type textuel. Dans ce cas, nous avons voulu mettre en évidence la multiplicité des interventions transformationnelles afin de mettre en lumière surtout l’habilité « couturière » avec laquelle Monteiro réélabore l’histoire de Branca-Flor, faisant d’un cycle cohérent aux limites textuelles bien définies des miscellanées littéraires quelque peu hétérogènes. En outre, son art d’entremêler les différentes versions de la légende, formant une tessiture narrative, linguistique et iconographique à multiples facettes, repropose à moindre échelle la progression rapsodique du film lui-même dont la trame reproduit un patchwork.
      A vrai dire, Veredas se construit comme une mosaïque de textes d’autrui où l’acte de raconter, comme dirait Roland Barthes, ne consiste pas à « faire mûrir une histoire (…), soumettre la suite des épisodes à un ordre naturel (ou logique) (…), mais à juxtaposer purement et simplement des morceaux itératif et mobiles » [31]. Il « n’y a plus de continuité, juste une contigüité, il n’y a pas d’évolution, juste une juxtaposition – en un mot, des échos » [32] où l’on écoute et entremêle les légendes et histoires quotidiennes, les musiques traditionnelles (de Trás-os-Montes et de l’Alentejo) et érudites (extrait de la Symphonie nº 7 de Bruckner), les litanies vernaculaires et les mythologies antiques.
      La rapsodie de Monteiro con-fond les sources, les contamine, donnant naissance à un nouvel hypertexte dont le sens ne se limite pas naturellement à l’addition de blocs individuels. Les particularités de ces contaminations se trouvent dans ce que Genette appelle « l’ambigüité du rapprochement, à la fois saugrenu et cocassement pertinent » [33] et dans l’influence que chacun de ces textes exerce sur l’autre, apportant un nouveau regard interprétatif sur les hypotextes respectifs. Nous nous trouvons avec ce genre de transformation à la limite entre le régime ludique et le régime sérieux, plus connue sous le nom de centon. Cette « contamination additive » se centre sur l’accumulation et la concaténation d’unités textuelles hétérogènes qui, dans ce cas, ne sont plus utilisées comme des citations mais comme des matières-premières pour constituer un texte qui semble le plus cohésif possible [34].
      Ces opérations d’extrapolation et de mélange attestent de la nature hybride du centon en tant que patchwork de textes, de recueil de pratiques transtextuelles souvent antonymiques et de régimes plutôt ambigus [35]. Le centon se caractérise par la double opération à laquelle il soumet les textes qui le composent, redessinant leurs limites textuelles originales. En effet, si d’une part il réduit la longueur des hypotextes par des amputations plus ou moins amples, d’autre part ces mêmes hypotextes voient leur taille s’agrandir, remplaçant ce qui est retiré par les séquences exogènes que chacun ajoute à l’autre. Le centon se caractérise donc par la substitution additive que la transformation textuelle applique aux corps qui le constituent : il existe alors une compensation substantielle entre la suppression interne et l’ajout externe en raison de la contamination des textes entre eux.

 

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      Plusieurs caractéristiques afférentes à cette typologie transformationnelle sont présentes de manière très évidente dans Silvestre (1982), dont l’ « histoire (…) est extraite de deux romans portugais traditionnels : A Donzela Que Vai à Guerra (XVe Siècle ?), d’origine judéo-péninsulaire et une nouvelle, A Mão do Finado [36], transmise par la tradition orale et qui fait partie du cycle de Barbe-Bleue » [37]. Une fois de plus, Monteiro fait reposer la structure narrative du film sur la combinaison d’hypotextes, s’appropriant, avec les adaptations nécessaires, les éléments figuratifs et thématiques des contextes diégétiques respectifs. Comme le dirait Giorgio Agamben, il se « si serve di “briciole” e di “pezzi” » [38] (il se « sert de “miettes” et de “morceaux” ») appartenant à d’autres galaxies narratives ou iconiques : il ne crée pas ex nihilo mais désassemble et rassemble selon ses exigences, le matériel préexistant, manifestant davantage son côté créatif sur les points de suture et les entrelacements que sur l’invention d’un récit original. Monteiro, reprenant les mots de Borges, « es menos inventor que descubridor » [39] (« il est moins inventeur que découvreur »), se tourne vers le passé, fouille les décombres d’un savoir presque oublié et extrait de la terre des traditions populaires la semence qui féconde son art combinatoire. Ici, la répétition du déjà dit n’est pas une simple répétition mais un instrument de réminiscence, une re-production anthologique et non pas un ensemble de fleurs fanées dans un herbier.
      Dans Silvestre, A Mão do Finado joue le rôle de fondement narratif et ce malgré de nombreuses opérations transtextuelles qui mettent en péril sa cohésion et, par conséquent, sa primauté par rapport à d’autres textes qui s’y enchâssent. Pour commencer, la nouvelle fait l’objet d’une transposition: les altérations de l’hypotexte font alors clairement partie d’une stratégie bien définie, surtout vouée à des transformations d’ordre formel. A vrai dire, dans A Mão do Finado, il existe des altérations thématiques minimes, comme le remplacement des pommes épineuses par des oranges, le changement de statut social du marchand qui devient gentilhomme ou la réduction du nombre de filles qui passe de trois à deux. A l’inverse, les transpositions formelles sont bien plus nombreuses : A Mão do Finado voit la réduction de son extension narrative moyennant la suppression de la partie finale de l’histoire qui va du meurtre des filles aînées du marchand commis par le voleur jusqu’aux noces de la cadette avec l’enfant prince, un personnage totalement omis dans la version cinématographique.

 

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[21] A. Compagnon, La seconde main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, « Philosophie Générale », 1979, p. 99.
[22] Ibid., pp. 99-100.
[23] A1 représente l’auteur du système originaire S1 et T1 le texte de ce même auteur. Cela s’applique également au système S2 où A2 indique l’auteur qui cite et T2 le texte cité du système S1.
[24] Bien que Compagnon fasse allusion au concept de citation, j’estime que nous devons analyser la notion de valeur de répétition qu’il implique et qui est également applicable à un contexte de transtextualité plus élargi. L’auteur écrit : « Si l’on s’en tient à une définition formelle de la citation comme acte de discours (un énoncé répété et une énonciation répétant), comme mécanisme simple et positif qui relie deux textes ou deux systèmes, on dispose de la table de ses valeurs de répétition que sont les interprétants des relations élémentaires et binaires entre les deux systèmes. Alors, une fonction de la citation est un interprétant de la relation multipolaire, S1 (A1, T1) - S2 (A2, T2), un barycentre des valeurs simples de répétition, chacune étant affectée d’un coefficient propre; et les grandes fonctions historiques de la citation qui sont traditionnellement recensées, coïncident avec la dominance de telle ou telle des valeurs simples de répétition sur les autres : une fonction est une hiérarchie spécifique des valeurs de répétition ». Et encore : « Si l’on voulait ranger les quatre grandes valeurs de répétition de la citation de la plus imaginaire à la plus symbolique, leur ordre serait celui-ci : l’image, le diagramme, l’indice et, pour finir, le symbole (étant mis à part l’emblème, tout imaginaire) » (La seconde main, ou le travail de la citation, Op. cit., p. 336).
[25] Ibid., p. 100.
[26] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Op. cit., p. 8.
[27] Anonyme, « Cycle de Branca-Flor », dans Contos Tradicionais Portugueses, vol. III, Lisbonne, Iniciativas Editoriais, 1956, pp. 557-581.
[28] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Op. cit., pp. 264-265.
[29] La transformation omise est celle qui a pour élément naturel l’eau. Dans la première version, l’homme et Branca-Flor se transforment en batelier et en mulet ; dans la deuxième version, l’homme est un fleuve et Branca-Flor une anguille.
[30] Les dialogues extraits de la dernière version (A filha da bruxa) du Cycle de Branca-Flor sont respectivement dans l’original « Vendo nozes, compro alhos; / Compro alhos, vendo nozes. / Vendo nozes, compro alhos; / Compro alhos, vendo nozes » e « Tim, tim, tim, / Toca à missa, / Vai o padre para o altar. / Tim, tim, tim, / Toca à missa, / Vai o padre para o altar. » (« Je vends des noix, j’achète de l’ail; / j’achète de l’ail, Je vends des noix. / Je vends des noix, j’achète de l’ail; / j’achète de l’ail, Je vends des noix. » e « Ding, dang, dong, / les cloches sonnent pour la messe, / Le prêtre va à l'autel. / Ding, dang, dong, / les cloches sonnent pour la messe, / Le prêtre va à l'autel. »). Anonyme, « Cycle de Branca-Flor », Op. cit., pp. 575-576.
[31] R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1971, pp. 143-144.
[32] J. Lopes, « Vassalagens », A Luta, le 29 mai 1978.
[33] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Op. cit., p. 56.
[34] Ibid, p. 54.
[35] L’ambigüité découle du fait que le centon peut mélanger en simultané des pratiques hypertextuelles et des opérations proches de l’intertextualité. Parfois, il est caractérisé par des régimes qui varient entre le ludico-satirique et le sérieux.
[36] Une fois de plus, les versions utilisées par Monteiro sont celles qui ont été colligées par Carlos de Oliveira et José Gomes Ferreira dans l’œuvre susvisée.
[37] Le texte cité a été extrait de la synopsis officielle du film.
[38] G. Agamben, Stanze. La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Turin, Einaudi, « Piccola Biblioteca Einaudi », 2011, p. 75.
[39] J. L. Borges, Obras Completas 1923-1972, Vol. I. La busca de Averroes, Buenos Aires, Emecé Editores, 1984, p. 586.