Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

L’« esquisse d’un centre stable et calme », voilà la configuration que laisse apparaître le dévidement du texte, entre les deux rouleaux (ce qui est lu, ce qui est à lire) qui lui tiennent lieu d’horizons. A supposer qu’un texte soit lu du début jusqu’à la fin, comme c’est ordinairement le cas, on ne lit jamais la dernière phrase comme la première : entre celle-ci et celle-là, un certain nombre de possibles ont été éliminés, d’autres ont été actualisés, qui ont entraîné une restriction des choix et qui, au fur et à mesure que la lecture progressait, ont commandé le réajustement des hypothèses ou des projections antérieures. L’enfant pourra marcher plus ou moins vite, voire sauter, « mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer ». Toute lecture, cette chanson dans le noir, est au risque de l’illisibilité.
      Toutes choses égales par ailleurs, des processus cognitifs aussi complexes interviennent dans la perception des arts de l’espace. La supposée instantanéité qui caractériserait leur saisie perceptive est toute relative. D’une part, la saisie visuelle n’est jamais fixe et globale : elle se construit sur une multitude de parcours optiques qui, en « balayant » en tous sens la surface ou le volume, mettent progressivement en place et hiérarchisent les éléments à comprendre et à interpréter. D’autre part, elle est fonction de contraintes empiriques comme la tri-dimensionalité et/ou la taille de l’objet relativement à l’observateur (variable, donc, selon la distance qui les sépare) : un volume ne découvre pas en même temps au regard toutes ses faces extérieures et intérieures ; un ensemble architectural sera appréhendé à travers une série de vues partielles ou d’« esquisses » perceptuelles qui se recoupent, se complètent, se corrigent au fil de la visite. Les mêmes remarques valent peu ou prou pour des configurations sémiotiques sur support plan, qu’il soit fixe ou mobile. La saisie visuelle globale et instantanée est donc pour le moins une vue de l’esprit : elle n’a pu se former qu’à partir d’une conception qui découplait le voir du savoir et qui méconnaissait corrélativement que tout artefact visuel met en jeu un ensemble de conventions formelles ou sémantiques et entretient des relations plus ou moins étroites avec son contexte de production et ses contextes d’ostension.
      Il faut le réaffirmer avec la plus grande force : contrairement à ce que présupposent et le préjugé sensualiste de la vision pure défendu par l’« esthète » et le préjugé intellectualiste et logocentriste défendu par le « littéraire », la réception des objets visuels ne mobilise pas moins de savoirs et de catégories acquis à la faveur d’apprentissages spécifiques que celle des œuvres littéraires. Il est vrai que les traitements perceptifs d’un objet visuel sont d’autant plus rapides et efficaces que le sujet est déjà familiarisé avec lui ou avec des objets du même type, que le système sémiotique est simple et que son support est peu étendu. Mais, aussi rapide soit-il, le regard que nous portons sur les objets artistiques (et même sur les objets naturels) ne se résout pas en ce contact immédiat et instantané que les auteurs classiques croyaient consubstantiel à la « langue universelle » des images. La perception temporalise, et donc linéarise (de manière, il est vrai, non unidirectionnelle) les supports tabulaires sur lesquels elle s’exerce, y compris les textes « à voir ». Cela ne revient nullement à soutenir que nous « lisons » le tableau.
      Alors que la vision d’un tableau peut être décrite comme un processus interactif dans lequel la compréhension ne se construit qu’à la faveur d’un examen visuel attentif, la vision des lettres dans la lecture est un processus purement transitif, la compréhension du texte étant affranchie de la linéarité à laquelle est soumise la chaîne graphique. La prise en considération des opérations cognitives impliquées dans les actes perceptifs qui ont pour objets des textes et des images conduit ainsi à relativiser l’opposition traditionnelle entre arts du temps et arts de l’espace et à mettre en évidence la dimension spatialisante qui intervient dans la lecture comme le travail temporalisant qui sous-tend la vision. La dualité du « texte » et de l’« image » apparaît dès lors beaucoup plus compliquée que ne le laissent entendre ces formulations fameuses, répétées à l’envi par la tradition lettrée, qui, mettant en balance leurs avantages et leurs défauts respectifs, invitaient à les penser sur le mode de la complémentarité – puisque telle est la justification profonde de tous les parallélismes antiques et modernes, depuis le paradoxe attribué à Simonide de Céos, faisant de la poésie une peinture parlante (pictura loquens) et de la peinture une poésie muette (poesis tacens) [22], jusqu’aux aménagements humanistes et académiques du dictum Horatii « Ut pictura poesis ». Il est indéniable que le langage verbal et la perception visuelle mobilisent l’essentiel des facultés par lesquelles nous construisons notre rapport au monde et élaborons nos productions symboliques. Toutefois, si le verbal et le visuel sont bien les deux vecteurs du symbolique, ils ne sont l’un par rapport à l’autre ni dans une relation d’exclusion réciproque, et en particulier de complémentarité, ni dans une relation d’intersection, ni dans une relation d’équivalence, mais dans une relation de co-implication qui autorise chacun, tout en fonctionnant selon ses lois propres, à embrayer sur l’autre : les différences ne sont pas moins instructives que les similitudes [23]. C’était sans doute ce que Warburg avait en vue lorsque, au seuil de son texte de 1902, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine », il faisait état, à propos des voix qui se lèvent des archives, de la « co-appartenance naturelle du mot et de l’image » (« natürliche Zusammengehörigkeit von Wort und Bild ») [24].

 

>sommaire
retour<

[22] La formule a été transmise par Plutarque, La Gloire des Athéniens (De gloria Atheniensum), 346 F, Œuvres morales, t. V, 1re partie, éd. et trad. F. Frazier et C. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 189. On peut lui comparer la formule employée dans la Rhetorica ad Herennium, (IV, 39), « poema loquens pictura, pictura tacitum poema debet esse ». L’époque classique citera à satiété le mot de Simonide : « […] Simonides dixit : Pictura esse Poesin tacentem, Poesis vero Picturam loquentem » (Franciscus Junius, De pictura veterum libri tres [Rotterdami 1694], I, 4, éd., trad. et commentaire C. Nativel, Genève, Droz, 1996, p. 299) ; « […] muta Poesis / Dicitur haec, Pictura loquens sole illa vocari » (Ch.-A., Dufresnoy, De arte graphica [Paris, 1648], v. 3-4, éd., trad. et commentaire C. Allen, Y. Haskell et F. Muecke, Genève, Droz, 2005, p. 178). Il convient de préciser que les termes employés par Simonide-Plutarque (siopôsan et lalousan) admettent une autre interprétation que celle qu’ont imposée les traductions et adaptations dans les langues romanes.
[23] Je rejoins sur ce point les considérations de W. J. Thomas Mitchell, Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994, pp. 83-107 (« Beyond Comparison : Picture, Text, and Method »). L’auteur propose de distinguer graphiquement entre image/texte pour l’« intervalle problématique, le clivage ou la rupture dans la représentation », imagetexte pour les « œuvres (ou concepts) composites, synthétiques, qui combinent l’image et le texte », et image-texte pour les « relations du visuel et du verbal » (Ibid., p. 89, n. 9). Du même auteur, voir Iconologie. Image, texte, idéologie (1986), trad. M. Boidy et S. Roth, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
[24] A. Warburg, « Bildniskunst und flörentinisches Bürgertum » (1902), Die Erneuerung der heidnischen Antike. Kulturwissenschaftliche Beiträge zur Geschichte der europäischen Renaissance, reprint éd. 1932 revue par H. Bredekamp, Gesammelte Schriften. Studienausgabe, 1ste Abt., t. I, 1, Berlin, Akademie Verlag, 1998, p. 96. La traduction française donne « le lien naturel entre la parole et l’image » (Essais florentins, trad. E. Pinto, Paris, Klincksieck, 1990, p. 106). J’ai introduit cette notion de co-implication dans deux textes antérieurs : « Texte et image ou verbal et visuel ? », dans L. Louvel et H. Scepi (éds), Texte/Image. Nouveaux problèmes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, pp. 17-31, et « Textes et images : esquisse d’une typologie », dans M. Watthec-Delmotte et Jean-Louis Tilleuil (éds), Texte, Image, Imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 31-42. Pour un développement, voir B. Vouilloux, « Les fins du modèle rhétorique », dans G. Didi-Huberman et J. Grave (éds), Parler de l’image, parler par l’image, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme (Centre Allemand d’Histoire de l’Art, « Passages »), à paraître.