Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
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      La saisie d’un texte écrit comme celle d’une image passe donc par le canal visuel. Les modes perceptifs appropriés à chacun de ces deux supports ont en commun certaines propriétés. Ainsi, la lecture courante, pas plus que la vision d’un tableau, n’est analytique : elle ne procède jamais lettre par lettre (sauf dans le cas du déchiffrement, en situation d’apprentissage), mais par « paquets », un peu de la même façon que l’œil « broute » la surface d’un tableau au gré de parcours dictés par le repérage des figures [6]. Là s’arrête le parallèle, car la façon dont la lecture mobilise le canal visuel nous fait toucher à une différence importante. Elle pourrait s’énoncer sous cette forme contre-intuitive : pour lire un texte, il faut certes en percevoir visuellement les signes graphiques, mais ce stade visuel est en quelque sorte neutralisé ou « relevé » par les opérations cognitives constitutives de la lecture. Pratiquement, cela signifie que dans les conditions habituelles de la lecture et pour la plupart des messages écrits, nous sommes peu attentifs aux caractéristiques matérielles du texte (typographie, mise en page), assimilées lors de la phase d’accommodation initiale, un filtrage analogue s’exerçant sur les différents « bruits » qui altèrent la chaîne graphique (comme les caractères mal formés) sans la rendre illisible, et donc incompréhensible : le type de vision qui est mobilisé par la lecture sélectionne, quitte à les corriger et à les compléter, les seuls signaux informatifs pertinents pour la compréhension du message. On peut dire, en somme, que « dans la lecture, les signes ne sont pas normalement les objets immédiats de la perception (…), ce sont plutôt les significations elles-mêmes qui sont d’une certaine façon directement perçues » [7]. C’est la prise en considération de ce que Louis Marin nommait le « mouvement instantané vers la signification » ou l’« immédiate saisie du sens » qui l’a conduit à marquer ce qui, en définitive, différencie la « lecture » du tableau de celle d’un texte et à poser ainsi – peut-être pas avec une netteté suffisante – les limites qu’assigne à la sémiologie de la peinture le recours à la notion de lecture :

 

[…] la métaphore de la lecture risque, si elle était poursuivie jusqu’au bout, d’inciter à de trompeuses analogies, car dans la lecture, les caractères graphiques sont traversés dans un mouvement instantané vers la signification : lire et déchiffrer sont deux opérations bloquées dans l’immédiate saisie du sens. Dans le tableau, s’institue au contraire une dissociation qui rend problématique, sinon l’interprétation, du moins l’application sans discernement du modèle de la lecture et par delà ce modèle, du modèle linguistique lui-même [8].

 

Les opérations induites par ces deux processus de réception visuelle que sont la lecture d’un texte et la perception d’une image sont si spécifiques qu’elles ne peuvent être conduites simultanément. Sur l’exemple du calligramme, Michel Foucault a fortement mis en évidence l’incompossibilité de ces deux modes de saisie en des termes fort proches de ceux de Marin : « Pour que le texte se dessine et que tous ses signes juxtaposés forment une colombe, une fleur, une averse, il faut que le regard se tienne au-dessus de tout déchiffrement possible […] » [9]. Le calligramme ne peut montrer ce qu’il dit (ce qu’il dit montrer) dans le temps où il le dit, tandis que la forme en laquelle il consiste reste veuve, dans le moment de sa perception, de l’énoncé qui la dit. Il n’en va pas autrement dans les supports mixtes, comme par exemple dans les tableaux qui accueillent des inscriptions diverses : la co-présence dans un même plan de l’écrit et de la scène figurative nous fait passer « de l’espace linguistique, celui de la lecture, qui est celui où l’on entend, à l’espace visuel, celui de la peinture, où l’on regarde » [10].

 

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[6] Pour la lecture, voir l’excellente synthèse de Fr. Bresson, « La lecture et ses difficultés », dans Roger Chartier (éd.), Pratiques de la lecture, Paris et Marseille, Rivages, 1985, pp. 12-21. Pour la perception des images, voir par exemple Cl. Gandelman, « Le toucher de l’œil » (1984), Le Regard dans le texte. Image et écriture du Quattrocento au XXe siècle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, pp. 11-25, qui renvoie aux expériences sur les saccades de l’œil menées parallèlement par Alfred L. Yarbus en URSS et par David Noton et Lawrence Stark aux USA ; il reproduit les diagrammes linéaires des saccades d’un même œil regardant le tableau de Ilia Efimovitch Répine, On ne l’attendait plus (1884, Moscou, galerie Tretiakov), donnés dans A. L. Yarbus, Rol Dvizhenij Glaz V-Protsesse Zrenya, Institut de la Transmission de l’Information de l’Académie des Sciences de l’URSS, Moscou, Nauka Press, p. 110.
[7] J. Bouveresse, Langage, perception et réalité, t. I : La perception et le jugement, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 188.
[8] L. Marin, « Eléments pour une sémiologie picturale » (1969), Etudes sémiologiques. Ecritures, peintures, Paris, Klincksieck, 1971, p. 22. Pour une critique du concept sémiologique de lecture du tableau, soutenu un moment par Louis Marin, voir B. Vouilloux, La Peinture dans le texte. XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS Editions, 1994, pp. 58-60.
[9] M.Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Fata Morgana, 1973, p. 26
[10] J.-Fr.Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 267.