Pour « décomplexer » Victor Bérard :
une lecture topoïète de l’Album Odysséen

- Sophie Lécole Solnychkine - Laury-Nuria André
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Fig. 20. V. Bérard, F. Boissonnas, « Naxos
vu de Taormine », 1933

Fig. 21. V. Bérard, F. Boissonnas, « Les Planktes :
Pietra Lunga et Pietra Menalta », 1933

Fig. 22. V. Bérard, F. Boissonnas, « La passe
des deux pierres », 1933

      Si le premier chapitre, Le Royaume des îles, contient bien la déclinaison des possibles d’une île, Ithaque, le second chapitre quant à lui ouvre notre parcours : Ithaque est désormais « notre » Ithaque. Dès lors, nous comprenons bien que nous sortons des spéculations géographiques pour cette fois entrer à proprement parler dans la construction esthétique du paysage, laquelle, comme nous avons pu le montrer plus haut, repose sur les jeux d’appropriation, de déliaison, de mise en abîme, de résonance, de singularisation des tropes, qui sollicitent à plein le concours du lecteur-spectateur.

 

Le cas des roches Planktes : un « retour expatriant » [26]

 

      Nous avons observé plus haut la place particulière qu’occupent les roches Planktes tout à la fois dans l’Album et dans l’Odyssée. Centre du périple homérique, passage symbolique entre Orient et Occident, tain du miroir narratif qui organise la lecture de l’Album, les roches Planktes sont par excellence le lieu du passage, brèche ouverte sur la carte géographique mais aussi percée spatio-temporelle grâce à laquelle entrent en dialogue toutes les réceptions de l’Odyssée, passées et à venir.
      C’est pourquoi nous souhaitons conclure sur cette ouverture, en proposant à notre tour notre propre fiction.
      Les images 163, 164 et 165 forment un triptyque dont l’élément central est le seul à être accompagné de vers de l’Odyssée, tandis que les deux autres sont simplement titrées [27]. Ici, ce n’est pas avec l’intertexte homérique que nous allons jouer, mais avec l’« intertexte » archéologique, du moins avec les formes architecturales évocatrices que met en scène la composition même du premier cliché du triptyque. Il s’agit, dans la logique de Victor Bérard (selon sa note placée en index), de photographier Naxos, soit un Naxos sicilien. En effet, écrit Bérard, « Pour les marines primitives, qui cherchaient sur la côte de Sicile un reposoir, le promontoire de Naxos offrait une escale plus commode que l’immense rade de Port Creux. Au premier plan, les ruines du théâtre de Taormine, au loin, s’avançant dans la mer, le promontoire de Naxos ». Voilà qui de nouveau suscite la perplexité du lecteur : d’emblée, notre réception de contemporain reçoit le toponyme de Naxos comme référant immédiatement à l’île des Cyclades, laquelle est évidemment invisible depuis la côte sicilienne, et non pas à la Naxos sicilienne. C’est donc dans cette brèche ouverte, qui est à la fois littérale (puisqu’il existe bien une Naxos, ancienne colonie grecque, sur la côte Est de la Sicile) et littéraire, que la lecture topoïète peut se développer et rêver d’une superposition de lieux. A partir de là, ce qui est montré au premier plan dans l’image 163 (fig. 20), à savoir les deux portes que dessinent les ruines du théâtre de Taormine, peut être investi par l’imagination du lecteur-spectateur, rappelant ici la structure même de la porte de Naxos (celle des Cyclades cette fois), architecture emblématique de l’île de Naxos (comme peut l’être, par exemple, la Porte des Lions à Mycènes). Mais cette lecture topoïète ne s’arrête pas là : on peut en effet projeter grandeur nature, sur la passe qui se découpe entre les deux roches Planktes, la forme elle-même de la porte, qu’elle soit celle du théâtre de Taormine ou celle de la Naxos cycladique, projetant une zone de passage architecturée sur le paysage naturel. Le relief singulier, très découpé, des roches Planktes, tel que le révèle le fort contraste de l’image photographique 165 (fig. 21), renvoie à la texture de la ruine, et renforce l’effet de sens décrit. Enfin, assurant la cohésion du triptyque, l’image centrale, l’image 164 (fig. 22), superpose, si l’on poursuit la logique de cet effet de sens, les deux « portes » que sont le détroit de Charybde et Scylla, première porte, qui conduit à une seconde, la passe entre les roches Planktes.
      Cette multiplication de l’image de la porte, qui clôture l’ouvrage, illustre ici l’une des possibles réalisations d’une lecture topoïète, qui invite le lecteur non seulement à pénétrer l’œuvre pour en actualiser les tropes, mais aussi, plus largement, à poursuivre le périple une fois l’ouvrage refermé.

 

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      Dès lors, si l’on s’en tient à cette proposition de lecture topoïète qui émerge précisément du dispositif même de l’Album, dans l’articulation singulière qu’il met en place entre textes et images, ce n’est plus comme une vérification sur place des lieux traversés par Ulysse qu’apparaît l’Album Odysséen, mais bien comme une singularisation du texte homérique, actualisation compossible parmi une infinité de lectures.
      Si, en définitive, cet album relève bien d’un processus de singularisation des topoï homériques, qui ressortissent d’un universel de culture, comme nous avons tenté de le montrer, nous pourrions envisager de prolonger cette démonstration, non plus sur le plan de l’articulation entre image et texte, mais cette fois sur le plan du rapport de l’œuvre au texte source. Ainsi, engagés dans ce processus de singularisation que nous avons tenté de mettre au jour, si les deux auteurs font montre d’une prise de distance avec l’Odyssée, c’est aussi dans la mesure où ils s’engouffrent dans les intervalles ouverts par ce que la fiction ne raconte pas. Si la narration, dans la fable, s’inscrit dans un espace discontinu, où les itinéraires sont réduits, absorbés, résorbés dans les hauts lieux de l’action, dans ce cas-là, la perspective de fictionner, dans le réel même, ces grands absents de la fable, n’est plus disputable sur le plan d’une « confusion » du réel et de la fiction. Elle devient ainsi un prolongement de la fiction dans le réel, ou, pourquoi pas, une passerelle entre la fiction et le réel. Tout du moins, une production au statut mixte, métis, tiers : qui tout à la fois ressortit de l’espace de la fiction, tout en y échappant, qui tout à la fois s’émancipe du réel, tout en y renvoyant en creux.
      Ce que nous évoque cette lecture topoïète de l’Album Odysséen, c’est l’idée qu’en définitive, le lieu de ces trouvailles ou retrouvailles importe peu. Pourquoi, en effet, ne pas projeter ces lectures et cette « re-connaissance » du paysage-écrin des récits de fiction, des épopées antiques, n’importe où, partout ? Dans tout espace dont la forme ou les contours se prêteraient à ce jeu des analogies, des ressemblances, à cette plongée dans l’intertexte ? Derrière chez soi, dans les Pyrénées, sur la côte Atlantique [28], bref sur n’importe quel paysage dont la forme se proposerait comme relais pour le fantasme, pour la projection d’images comme de récits, conduisant à la mise en œuvre d’une incessante invention du paysage.
      Si l’artialisation peut parfois se faire de façon non consciente, « œuvrer en silence », elle peut aussi, et c’est la perspective que nous dessinons avec la topoïétique, devenir le lieu d’expression d’un fort plaisir esthétique, gracieux mais non gratuit : celui de la construction d’une lecture, une lecture modelant le réel dont la plasticité constitutive ainsi expérimentée offre au « lecteur » de paysage, la possibilité de le singulariser, en l’entretissant de récits, d’imaginaires, de fictions, et, par là même, de procéder à sa création.

 

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[26] Pour retourner ici la belle expression d’Hölderlin, un « détour rapatriant ».
[27] La photographie 163 est titrée « Naxos vu de Taormine ». La 164 est titrée « La passe des deux pierres » et accompagnée du vers homérique suivant : « On trouve, d’un côté, les Pierres du Pinacle, où rugit le grand flot azuré d’Amphitrite: chez les dieux fortunés, on les appelle Planktes ». La photographie 165 est titrée : « Les Planktes : Pietra Lunga et Pietra Menalta ».
[28] Nous référons ici au travail, tout à la fois littéraire et photographique, entrepris par Laury-Nuria André, laquelle, partageant nos recherches plastiques fédérées sous la bannière de la série d’expositions Limitis, Hodologies de la frontière (Collectif Gradalis), entend singulariser l’épopée du poète alexandrin Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, en en fictionnant les tropes par le biais de textes accompagnés de photographies, et en les déplaçant, en les re-localisant sur les sites de la frontière pyrénéenne, depuis la Côte Basque jusqu’au Massif du Canigou, jusqu’à Cerbère et l’Empurias.