Pour « décomplexer » Victor Bérard :
une lecture topoïète de l’Album Odysséen

- Sophie Lécole Solnychkine - Laury-Nuria André
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Fig. 5. V. Bérard, F. Boissonnas, « Atlas vu
de Ceuta », 1933

Fig. 7. V. Bérard, F. Boissonnas, « Le rocher
de Gibraltar », 1933

Fig. 9. V. Bérard, F. Boissonnas, « L’Averne
au soleil couchant », 1933

Fig. 10. V. Bérard, F. Boissonnas, « Le port
tranquille », 1933

Fig. 11. V. Bérard, F. Boissonnas, « La petite île
et l’entrée du port », 1933

Fig. 13. V. Bérard, F. Boissonnas, « La montée
chez Eumée », 1933

Fig. 14. V. Bérard, F. Boissonnas, « Les grottes
d’Eumée », 1933

      Nous venons ainsi de montrer un fonctionnement du rapport texte-image qui s’organise autour de la désignation d’un élément absent. Toutefois, ce n’est pas le seul mode d’articulation entre texte et image qui figure dans le recueil : ainsi, de la même manière que pour la vigne d’Alkinoos, un certain nombre de clichés se structurent selon une liaison logique entre image, titre, et/ou fragment homérique [20]. Cependant, nous avons pu repérer une autre modalité du rapport texte image qui semble tout à fait prégnante. Il s’agit de clichés qui occupent dans l’Album une position particulière : centralisatrice. C’est en ce sens que ces clichés nous paraissent tenir lieu d’« interfaces narratologiques » : recentrant et redistribuant le sens à l’échelle d’un chapitre ou d’une série d’images. Il en est ainsi, par exemple, de l’image 51 (fig. 5), intitulée « Atlas vu de Ceuta », et accompagnée du fragment « …Une fille d’Atlas, cet esprit malfaisant, qui connaît, de la mer entière, les abîmes, et qui veille, à lui seul, sur les hautes colonnes qui gardent écarté de la terre, le ciel ». Tel fragment, associé à l’image, a pour effet non seulement, à même l’image, de transfigurer le pin parasol, en premier plan, en une colonne du ciel, mais, plus largement à l’échelle de la série, d’éclairer le sens des images précédentes et suivantes. Ainsi, les images 47 et 48 (fig. 6 ), intitulées « Les colonnes du ciel » peuvent être comprises comme référant à Atlas, dont il n’était pas fait mention précédemment, tout comme l’image 49 (fig. 7), sobrement intitulée « Le Rocher de Gibraltar », peut également être lue de la sorte.
      Même jeu centripète avec la série d’images 93 à 98. Ici, c’est sur une analogie formelle que se fonde la possibilité d’une interface narratologique : l’image 93 (fig. 8 ), du chapitre « Lotophages et Cyclopes », actualise la métaphore cyclopéenne dans le paysage lui-même. Intitulée « La terre des yeux ronds : la Solfatare », l’image offre au regard des cercles concentriques formés par les éléments géographiques qui y figurent : soit une cuvette désertique, une route qui l’enserre, et les contreforts rocheux la bordent. L’analogie se répercute dans l’image 94 (fig. 9), qui représente un lac, le lac Averne, rond, bordé d’un relief également circulaire, surmonté du disque solaire dont la forme est rendue perceptible par le traitement photographique, et dans l’image 98 (fig. 10), présentant une crique parfaitement ronde et presque close sur elle-même. Toutefois, c’est l’image 97 (fig. 11) qui fait figure d’interface narratologique en livrant la clé textuelle de la Cyclopie (« Au devant de leur port, ni trop près ni trop loin de cette Cyclopie, s’offre l’Île Petite... C’est là que nous entrons : un dieu nous pilotait »). Sophistiquant le travail de liaison-déliaison, cette série dont la cohérence s’organise autour de la figure circulaire (l’œil du Cyclope), est rythmée par les images 95 et 96 (fig. 12 ) qui offrent quant à elles au regard des formes très angulaires : ainsi, route en zigzag, falaise découpée, île trapézoïdale, permettent au lecteur-spectateur d’apprécier le retour de la forme circulaire.
      Ces images-interfaces narratologiques organisent la compréhension d’une série d’images à l’intérieur d’un même chapitre, comme nous venons de le montrer, ou bien construisent des effets d’échos et d’attentes entre chapitres. Ainsi en est-il de l’image 15 (fig. 13), « La montée chez Eumée », qui combine les deux types d’articulation image-texte déjà étudiés. En effet, accompagnée du vers « Mais déjà Télémaque, à grands pas, se hâtait vers l’enclos que les porcs emplissait par milliers... », l’image ne présente aucun porc. Il en est de même pour les clichés 17 et 18 (fig. 14), qui représentent « Les grottes d’Eumée » et s’accompagnent du vers « Puis il s’en fut coucher près des porcs aux dents blanches, sous le Creux de la Roche, à l’abri du Borée », lesdits porcs étant toujours absents de l’image. L’effet d’attente créé est donc fort, et ne sera satisfait que bien plus tard, avec le cliché 145 (fig. 15), « Les pourceaux de Circé ». Ceux-ci, s’ils ne sont pas ceux d’Eumée, forment quand même intertexte avec les passages homériques susmentionnés (« l’enclos que les porcs emplissaient par milliers ») et ouvrent la dialogue avec l’image suivante, numérotée 146 (fig. 15 aussi), et intitulée « Le repos sous le flanc du croiseur ». De porcs dans cette dernière, il n’en est point. Mais les jeux de l’intertexte font des marins assoupis, vautrés dans le sable comme dans une bauge, l’actualisation de l’image appelée par le vers de l’image 17 (fig. 14) (« il s’en fut coucher près des porcs aux dents blanches (…), à l’abri du Borée »), traitant ainsi du croiseur d’une manière zoomorphe (« le flanc du croiseur »). Voilà qui n’est pas sans évoquer le principe même de la topoïétique qui propose quant à elle de se « vautrer »... mais de manière abstraite, « dans l’intertexte, les emprunts, les citations, l’identification et les appropriations » [21].

 

Topoïétique de l’Album Odysséen

 

      L’idée de topoïétique [22], que l’on doit à Marc Ferniot, désigne le processus esthétique par lequel nous créons nos lieux, plus largement, par lequel nous singularisons le perçu, notamment le paysage, par l’activité d’une lecture plastique, qui actualise, davantage : qui fictionne figures et lieux communs. Cette pratique, qui peut donc se comprendre comme une lecture du paysage, mène à dialectiser les topoï de notre culture : c’est en effet avec elle l’espace d’un dialogue qui s’ouvre entre les lieux communs, lesquels fondent la possibilité d’une polis, et une singularisation qui fait de ces lieux en partage des lieux qui sont désormais nos propres.
      Cette topoïétique prend racine dans le projet esthétique qu’est l’artialisation dont elle propose en réalité un dépassement, en s’en distinguant précisément par la nature du recours à la notion de fiction dont elle relève. Ainsi, si l’artialisation suppose que le regard du contempleur produise le passage du pays au paysage en projetant sur le perçu des schèmes fictionnels (dans le sens où ils sont issus d’œuvres d’art au sens large), la topoïétique va quant à elle accroître les effets de ce regard, le transformant véritablement en une construction paysagère, lecture consciente, décision fictionnelle, et l’amenant, en quelque sorte, à surenchérir sur la fiction, en dépassant la simple projection des schèmes en présence.
      Voilà qui nous permet de distinguer précisément topoïétique et artialisation : à savoir la différence entre les deux attitudes engagées face à la fiction. Quand l’artialisation d’Alain Roger « œuvre en silence », la topoïétique, quant à elle, désigne « une artialisation consciente, assumée, exubérante – pourquoi pas, allez, tonitruante –, plaisir innocent et innocenté de se déployer – pis de se vautrer – dans l’intertexte, les emprunts, les citations, l’identification et les appropriations » [23]. Voilà qui nous permet de faire de la topoïétique une pratique plastique au sens littéral du terme, que nous proposons de définir comme une poïétique de réception du paysage, des paysages, d’où la possibilité, pour l’Album Odysséen, de relever de la topoïétique. Cette pratique plastique utilise les matériaux d’une culture en partage : tropes et topoï, figures et lieux communs, dans l’expression d’un dialogisme que l’on peut dès lors définir, dans ce cas précis, comme un processus d’appropriation, ou mieux, de singularisation du topos homérique, ouvert tous azimuts, mais pointant du doigt une direction : celle de la rencontre du singulier et de l’universel.

 

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[20] Ainsi en est-il des clichés 23, 24, 45, 49, 58, 61, 62, 65, 67, 72, 73, 79, 128, 132, 136.
[21] Marc Ferniot définit la topoïétique comme une radicalisation de l’artialisation : là où l’artialisation oeuvrerait « en silence », de façon non consciente, la topoïétique quant à elle assumerait joyeusement l’idée de « surenchérir sur l’artifice ». Nous renvoyons le lecteur à Marc Ferniot, « Le voyage comme retour à la maison : une poïétique du Heimat », dans Eric Bonnet (dir.), Le Voyage créateur, Expériences artistiques et itinérance, Paris, L’Harmattan, « Eidos », 2010).
[22] Nous retranscrivons ici l’une des définitions que donne Marc Ferniot du terme de topoïétique : « proposition (…) aimant à refléter les processus de construction [poiein] singulière du lieu commun [topos] par toute forme de symbolisation plastique, poétique, ou même psychologique, le terme topos faisant écho de manière indifférente à ses fréquences spatiales [le paysage…], mentales, sociales, mythologiques… » (M. Ferniot, « Figures de l’arbre chez Antonioni, conjectures pour une Topoïétique » (L’Arbre, Revue Entrelacs n°6, Toulouse, Presses de l’imprimerie intégrée de l’Université de Toulouse/Le Mirail, Mars 2007, pp. 71-85).
[23] M. Ferniot, « Le voyage comme retour à la maison : une poïétique du Heimat », art. cit.