De l’art séquentiel à l’art ludique
- Thierry Groensteen
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      La définition de la bande dessinée et la question de ses origines sont deux sujets qui semblent voués à être éternellement remis sur le métier par les chercheurs. Ils sont étroitement corrélés, bien entendu [1], même s’il est possible d’en débattre séparément.
      (Tout se passe comme si la bande dessinée était éternellement en mal de définition. A cet égard, j’observe non sans perplexité qu’une proportion importante de travaux universitaires dédiés au « neuvième art » se croient encore tenus de commencer par en proposer une définition, comme s’il était impossible de faire l’économie de ce préalable. Imagine-t-on les thèses et mémoires soutenus en Lettres débuter rituellement par une définition de la littérature ?)
      Cependant, ces dernières années, un certain consensus semblait avoir émergé pour reconnaître en Rodolphe Töpffer l’artiste qui a fait exister la bande dessinée comme média moderne, en l’arrachant à la longue histoire des récits historiés en tous genres pour l’ancrer dans un domaine propre. Et, dans le même temps, à la suite de Will Eisner et de Scott McCloud [2], pour voir dans la séquentialité le principe fondateur de la bande dessinée.
      Dans plusieurs écrits récents, mon collègue et ami Thierry Smolderen [3] a cependant questionné avec quelque vigueur ce double postulat. Après avoir livré fin 2009 le fruit de dix années de recherches dans un livre grand format abondamment illustré, Naissances de la bande dessinée (Les Impressions nouvelles), il est revenu sur des questions de méthodologie et sur l’apport töpfférien, d’abord dans deux articles de la revue SIGNs puis dans une contribution au volume La Bande dessinée, une médiaculture [4]. C’est à ces derniers textes que le présent article se propose de répondre ; dans la dernière partie, j’élargirai le propos à ce qui ressemble à une nouvelle recontextualisation de la bande dessinée.

 

Pourquoi Töpffer ?

 

      Smolderen ne nie pas que le rôle de Töpffer ait été essentiel. Mais il entend montrer que c’est par un mauvais biais que l’on a jusqu’ici proclamé son importance. La lecture communément partagée des « histoires en estampes » du Genevois serait erronée. Les spécialistes auraient le tort de les envisager, non dans le contexte qui a les a vu naître, mais à partir d’une définition a posteriori de la bande dessinée comme art séquentiel, que Töpffer illustrerait à la perfection. Ce point de vue rétrospectif aboutirait à un contresens. Et Smolderen de pointer cette contradiction : « Si la Tapisserie de Bayeux correspond déjà à la définition de l’art séquentiel, (…) comment peut-on, dans ce cas, considérer Töpffer comme son inventeur ? » [5].
      Dans les textes en question, Smolderen mentionne occasionnellement le nom de David Kunzle, celui de Scott McCloud ou le mien, mais il ne dit pas expressément qui sa critique vise. Ses cibles sont systématiquement désignées par des formules vagues du type « McCloud et les autres », « les historiens » ou « la plupart des spécialistes ». Je sais bien, toutefois, pour avoir abondamment échangé avec lui sur le sujet, oralement et par emails, que, au premier plan des ouvrages qu’il entend contredire – avec celui de McCloud (qui n’est pas historien) – figure celui que j’ai publié en 1994 avec Benoît Peeters sous le titre Töpffer, l’invention de la bande dessinée (éd. Hermann). Cela ressort plus nettement dans « A Chapter on methodology » où Smolderen souligne que c’est bien notre « influential book » qui a imposé Töpffer comme « the original inventor of the sequential art form ».
      L’erreur méthodologique qui nous est imputée est donc, selon les termes de l’auteur, d’avoir « remonté la flèche du temps », c’est-à-dire lu Töpffer depuis un point de vue anachronique, et de lui prêter des conceptions qui ne pouvaient être les siennes. Mais, outre le désaccord que je marquerai plus loin avec la relecture de l’œuvre töpfférienne qu’il nous propose, je dois commencer par noter que je ne reconnais pas tout à fait notre livre dans la présentation que Smolderen en fait.
      Si notre Töpffer a été influent, ce n’est pas tellement en tant qu’il aurait imposé une certaine vision des histoires en estampes, dans le cadre plus général d’une certaine idée (ou « définition ») de la bande dessinée, c’est surtout en ceci qu’il a fait prendre conscience de l’importance de Töpffer comme auteur et comme théoricien.
      La vulgate qui, tant en France qu’au plan international, était alors dominante, voyait dans le Yellow Kid d’Outcault l’acte de naissance de la bande dessinée et reléguait Töpffer dans une sorte de pré- ou protohistoire du médium, pour mémoire. Il y avait très peu de voix discordantes sur cette question. On retiendra surtout, dans l’espace francophone, celle de Francis Lacassin qui, dans son livre-manifeste Pour un neuvième art, la bande dessinée, écrivait dès 1971 que « l’œuvre de Töpffer réunit avec trois quarts de siècle d’avance les caractéristiques de la bande dessinée moderne » et consacrait douze pages à l’auteur de Mr Jabot. Mais Lacassin se contentait de donner deux citations des écrits théoriques de Töpffer, sans insister sur leur importance.
      A l’inverse, le livre que Peeters et moi avons conçu ensemble se voulait avant tout une collection de ces textes, pour la première fois « réunis et présentés » en volume, y compris la correspondance si éclairante échangée entre Töpffer et Cham, que nous copiâmes d’après les lettres autographes, jusque-là inédites
      Ayant, par ailleurs, fait partie du comité organisateur de la célébration du cent-cinquantenaire de la mort de Töpffer, j’avais pu constater qu’en Suisse même, Töpffer était avant tout célébré comme écrivain. On le saluait aussi comme un aimable dessinateur mais ses bandes dessinées étaient considérées comme un à-côté de son œuvre, presque comme quantité négligeable. A mes yeux, il était au contraire évident que, s’il n’y avait pas les histoires en estampes, Töpffer ne serait qu’un auteur d’importance régionale, un jalon sympathique de l’histoire des Lettres romandes, alors que son rôle déterminant dans l’émergence de la bande dessinée pouvait et devait lui valoir une renommée mondiale. L’Invention de la bande dessinée visait donc bien à réévaluer l’importance de cette œuvre, à la fois vis-à-vis du monde de la bande dessinée et vis-à-vis de ceux-là mêmes qui étaient les gardiens officiels du temple töpfférien.
      Sans nier cette dimension militante, il me semble devoir souligner que le titre de l’ouvrage était Töpffer, l’invention de la bande dessinée. « L’invention » et non pas « l’inventeur », ce qui eût été plus restrictif et démonstratif. Il s’agissait de reproblématiser la question de la naissance de la bande dessinée, en se focalisant sur l’apport éminent du Genevois ; mais nullement de prétendre que Töpffer avait inventé la bande dessinée tout seul, ex nihilo. Nous avons, au contraire, cherché à inscrire le « moment töpfférien » dans une continuité historique. Quinze pages (pp. 65-80) étaient consacrées à une discussion des formes antérieures de récits en images, lointaines (le Moyen-Age) ou proches (Hogarth et la caricature anglaise), et de plus longs développements à la postérité de Töpffer (pp. 114 à 142).
      Je ne crois pas non plus que ce fût en référence à une « conception sous-jacente de la bande dessinée » que le moment töpfférien nous semblait déterminant dans le processus d’invention de la bande dessinée. En ce qui me concerne, en tout cas.

 

>suite

[1] Comme je le montre dans mon article « Définitions », à paraître en octobre 2012 en première partie de l’ouvrage L’Art de la bande dessinée, chez Citadelles & Mazenod.
[2] Voir W. Eisner, La Bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige Graphic, 1997, et S. McCloud, L’Art invisible, Paris, Vertige Graphic, 1999.
[3] Nous enseignons tous deux à l’Ecole européenne supérieure de l’Image, à Angoulême.
[4] Voir « A Chapter on methodology », dans SIGNs, Studies in Graphic Narratives, supp. 2/01, 2010, « Töpffer reloaded », dans SIGNs, n°2, 2011, pp. 53-62, et « Histoire de la bande dessinée : questions de méthodologie », dans E. Maigret et M. Stefanelli (dir.), La Bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, 2012, pp. 71-90.
[5] « Histoire de la bande dessinée : questions de méthodologie », art. cit., pp. 81-82.