Lectures « plastiques » de la Recherche :
Luis Marsans, Enrico Baj

Florence Godeau
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Fig. 20. E. Baj, Oriane, duchesse de Guermantes
(femme de Basin)
, 1999


Fig. 21. L. Marsans, La duchesse de Guermantes
et le marquis de Saint-Loup
, 1966-1972

      Plastiquement, ces portraits sont aux antipodes des illustrations antérieures de l’œuvre de Proust. Les visages sont réduits à des formes simples, géométriques : ronds, ovales, rectangles ou carrés. Présentés soit de face, soit de profil, leurs traits, réduits à leur plus simple expression sont figurés par des cordons de passementerie ; les yeux sont de simples boutons colorés, avec parfois d’amusantes variantes, tels les yeux de Swann, en forme de petites pendules, comme ceux de « Marcel Proust »… La bouche est un gros bouton, ou un rectangle de bois coloré, à l’instar du nez, figuré soit par un rectangle de bois plus ou moins long, soit par un cordon de passementerie épousant la ligne d’un dessin simplifié, comme dans certaines oeuvres de Picasso ou de Matisse, où nez et sourcils forment une ligne continue. Les fonds sont réalisés par collage sur bois d’un morceau de tissu jacquard. Le tissu utilisé pour les Guermantes présente un motif géométrique dans des tonalités allant du rose pâle à l’orangé : ce choix fait irrésistiblement songer à la rêverie sur le nom de Guermantes, dans la Recherche, comme à toutes les notations ultérieures sur cette coterie (ou cette volière, car les Guermantes sont aussi des oiseaux), où dominent le bleu pervenche et l’orangé. Il n’est pas inutile de citer ici le passage de la première « vision » d’Oriane par le jeune héros, dans l’église de Combray, lors du mariage de Melle Percepied (I, 171) :

 

Tout d’un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à la duchesse de Guermantes » (I, 172).

 

Oriane de Guermantes, chez Baj, porte le n°2 dans la série qui la concerne, juste après son mari, « Basin, duc de Guermantes, ancien prince des Laumes » (fig. 20).
      Ce portrait figure un personnage fort laid, aux joues « couperosées » conformément au portrait qu’en dresse la Recherche, Baj ayant tracé trois gros traits de peinture orangée sur les joues de son personnage… Le nez est un long rectangle de bois peint en rouge, auquel sont accolés de petits yeux rapprochés figurés par deux carrés de bois jaune (de ceux que l’on trouve dans les jeux de construction pour enfants), au milieu desquels vrille une rétine noire en bouton de bottine… Un cordonnet beige filasse forme la chevelure. Le reste du visage est travaillé en plusieurs zones de verts, dans une gamme colorée très acide.
      On voit très bien ici où se situe la ligne de démarcation entre la « duchesse de Guermantes » vue par Luis Marsans et cette même Oriane, « femme de Basin », vue par Enrico Baj : l’un met en valeur, parce qu’il y est sans doute plus sensible, le charme particulier de la duchesse, la grâce et l’élégance poétiques justifiant la passion platonique du jeune héros de la Recherche, dans Le côté de Guermantes I (fig. 21). Baj, quant à lui, nous présente l’« autre côté », la « vraie » duchesse de Guermantes, cette aristocrate superficielle et égoïste, brillante et acide, si parfaitement conforme à l’esprit d’une coterie dont elle est la reine, et la première à médire. Ces deux composantes du personnage sont présentes chez Proust dès la première vision concrète de la duchesse par le Narrateur dans l’église de Combray, dans le passage que nous rappelions plus haut. Par la suite, elles seront tour à tour réactivées à chacune des apparitions d’Oriane, avec des modulations différentes, certes, mais en vertu d’une logique constrastive établie dès l’abord par l’écrivain.
      Tout se passe donc comme si Marsans et Baj avaient dû faire un choix entre deux modalités, l’une poétique, l’autre satirique, que Proust, en revanche, développe conjointement ou alternativement dans son œuvre. Reste que l’une et l’autre lectures sont pertinentes et possèdent leur valeur propre, en tant qu’objets intermédiaires, véhiculant un dialogue d’un genre nouveau entre le texte et ses virtualités plastiques.

      Le souci de traduire à travers le langage plastique une impression de lecture, chez Luis Marsans s’oppose évidemment très nettement au parti pris iconoclaste de Baj, excellemment commenté par Alain Jouffroy :

 

Dans le cas des Guermantes, nous sommes en présence d’un dialogue entre l’image et la parole, où l’image « lit » le discours littéraire qui la précède, dans une sorte de ut poesis pictura. On ne peut pas dire que Baj « illustre » l’œuvre de Proust, mais plutôt que l’image picturale naît et se forme sur une suggestion verbale-littéraire ; il en donne une « traduction » très libre et créativement « infidèle », un misreading, pour parler comme Harold Bloom, d’une grande force vitale. (…) Baj opère une action parodique dans le sens le plus large du terme. En effet, avant de provoquer un effet comique, la parodie apparaît comme une sorte de mimésis, de simulation – où l’amour n’est pas absent – et d’acceptation, dans le cadre d’une opération artistique, d’un autre objet d’art, qui échappe ainsi à la sacralisation nécrosante, à la perte de vitalité et de force due à un processus de « muséification » dont parle le grand historien de l’art Robert Klein et qui enclenche une autre parodie, cette fois dangereuse et profondément négative : la transformation de l’œuvre d’art en sa propre parodie [13].

 

Baj ne recourt à la lettre que sous la forme cryptée de l’allusion ou de la citation. Il parvient par là même à saisir tout ensemble l’« esprit Guermantes » et celui de la Recherche : une causticité mordante qui est le propre des coteries mondaines, mais aussi et surtout l’esprit du Narrateur, ironisant sur les ironistes des hautes et basses cours, pour épingler leurs travers et leurs médisances. Ceci ne relève plus de l’illustration, mais de la recréation, librement inspirée par la Recherche. Et force est de reconnaître que les Guermantes d’Enrico Baj sont pour nous l’occasion sinon de renouveler notre vision du roman proustien, du moins d’en confirmer la vis comica et la vertu satirique. On peut, dès lors, poser derechef, mais en des termes nouveaux, la question de l’irréductible irreprésentabilité de la Recherche, tout au moins sous une forme « réaliste » [14], et souligner l’intérêt de tentatives différentes, éloignées peu ou prou de ce modèle trompeur qu’est le souci de l’illustration, dans la création plastique contemporaine. Qu’il y ait de l’irreprésentable dans la Recherche, comme dans bien d’autres œuvres littéraires (et peut-être encore davantage dans cette œuvre-là que dans beaucoup d’autres), que cet irreprésentable soit lié non seulement aux contenus (les réflexions psychologiques et esthétiques, notamment) mais aussi et surtout à la forme poétique du récit proustien, voilà qui ne fait aucun doute. C’est à cette irreprésentabilité d’une forme radicalement nouvelle, non linéaire, complexe et foisonnante, que se sont principalement heurtés les arts visuels, notamment le cinéma et le théâtre, butant non seulement sur l’impossibilité d’une « sélection » satisfaisante ne fût-ce que des données factuelles présentes dans l’œuvre (le récit d’enfance, les amours avec Gilberte, l’histoire de Swann, les vacances et les jeunes filles, la vie mondaine, la passion jalouse pour Albertine…) Les peintres, en un sens, ne peuvent que déjouer cette aporie, l’œuvre plastique ayant pour vocation le choix d’un moment, d’un sujet, d’une intention, et ne « racontant » jamais que sous une forme discontinue, soit par le biais d’un itinéraire narratif déterminé par l’organisation et les lignes du tableau, en vertu des conventions propres à l’art occidental, soit à travers d’une série d’images ou de représentations fixes [15].

 

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[13] Alain Jouffroy, « Un manifeste permanent contre la bêtise », dans Alain Jouffroy, Sivia Pegorano, Baj chez Proust. Les Guermantes, Op. cit., p. 29.
[14] Martine Beugnet et Marion Schmid rappellent à fort juste titre, dans l’introduction à leur étude Proust at the Movies, les apories auxquelles se heurte nécessairement l’œuvre cinématographique d’obédience classique et naturaliste face à un monument tel que la Recherche, et démontrent que seules les films ayant renoncé à cette ambition illustrative pour tenter d’explorer, en revanche, certaines intuitions proprement cinématographiques de Proust (notamment dans la construction d’une dimension spatio-temporelle figurant les jeux de la mémoire) ont abouti à ce que Proust eût nommé « un résultat de vérité », c’est-à-dire à une forme esthétique autonome susceptible de capter, en un langage neuf, la fluidité de l’expérience subjective : « Cinema’s capacity for resurrecting the past in the present takes on a particular meaning in Proustian terms. Arguably offering the most compelling reworking of the Proustian project, cinema shows the extent to which, in accordance with the writer’s own conception of art » (Voir M. Beugnet et M. Schmid, Proust at the Movies, Hampshire/Burlington, Ashgate, 2004, p. 244).
[15] On pourra à loisir objecter que nous excluons de ce fait un pan entier de la création contemporaine, notamment le travail des « vidéastes ». Notre réponse pourrait être que l’on se trouve, en ce cas précis, au confluent des techniques cinématographiques et des réalisations plastiques, alors que notre propos s’en tient à des œuvres picturales.