Lectures « plastiques » de la Recherche :
Luis Marsans, Enrico Baj

Florence Godeau
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Fig. 17. L. Marsans, Elstir, 1966-1972

Fig. 18. E. Baj, Protagonistes de l’affaire
Dreyfus
, 1999

Fig. 19. E. Baj, Albertine Simonet (amie de
Proust)
, 1999

      Le dernier volume est emblématisé, quant à lui, par une seule image, qui est d’ailleurs davantage une esquisse ou une épure qu’une « représentation » ou moins encore une « illustration » d’un passage précis : sous le titre « Elstir » (fig. 17), un inconnu aux traits à peine lisibles, debout devant une toile blanche comme une page, accomplit le geste de peindre… L’image tend vers l’allégorie de la Création artistique.
      Si, une fois ce parcours achevé, on reprend la lecture de l’ensemble, on voit peu à peu s’effacer ou se simplifier à l’extrême décors, objets, personnages et situations, comme si Marsans avait senti et voulu montrer au fil de ses propres images le travail de décantation et d’épure qui s’accomplit tout au long de la Recherche.
      Dans ce travail d’illustration, le lecteur de Proust ne peut que reconnaître le talent subtil d’un peintre habile à représenter non seulement des environnements ravissants et fantomatiques (le jardin de la tante Léonie à Combray, qui rappelle certaines toiles de Bonnard, la plage de Balbec, telle une citation de Boudin), mais surtout une certaine image de la femme proustienne, élégamment sinueuse, telle une tige au bout de laquelle s’épanouirait la corolle d’un immense chapeau. Une simple citation montrera combien Marsans s’approprie cette esthétique de l’inachèvement et de la grâce, qui donne au corps des élégantes proustiennes la souplesse d’une fleur ou d’une phrase musicale :

 

La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres [12].

 

      Chez Baj, Les formats, le plus souvent rectangulaires, n’excèdent jamais une hauteur de 24 cm, leur largeur minimale étant de 10 cm. Ces petits portraits sont faits pour jouer les uns en regard des autres et donc pour être présentés de manière juxtaposée, par « grappes ». On observera, par ailleurs, que la figure humaine est le sujet le plus récurrent dans l’œuvre de Baj, sous la forme soit de portraits isolés, soit de portraits de groupe : les Guermantes ne font donc nullement exception à cette règle. En d’autres termes, Baj, pour s’inspirer de Proust ou jouer avec lui, n’en demeure pas moins fidèle à lui-même. Il s’agit pour lui de créer une œuvre originale tout en donnant à voir sa lecture personnelle d’une somme romanesque que de plus timorés auraient jugé intouchable.
      Le sixième ensemble, celui des « Protagonistes de l’affaire Dreyfus » (fig. 18), fait se rejoindre l’univers fictionnel et l’univers historique contemporain de Proust. Enrico Baj présente ici, aux côtés de personnages cités dans la Recherche, d’autres acteurs historiques qui n’y étaient pas mentionnés, reproduisant ainsi d’une autre manière la tâche du lecteur proustien : reconstruire le contexte d’une simple allusion, décrypter la saveur d’un bon mot, poursuivre un raisonnement simplement suggéré par le texte. Du même coup, l’importance accordée par Marcel Proust à l’affaire Dreyfus, nonobstant la place qui lui est objectivement accordée dans la Recherche, est réévaluée : Baj souligne tout à la fois la part essentielle de cet ancrage politique, en même temps que le cryptage dont il fait l’objet.
      On peut par ailleurs observer que l’identité des personnages est rigoureusement conforme à l’index de la Recherche, auquel Baj a sans aucun doute eu recours. En revanche, l’ordre dans lequel sont présentés les portraits est si aléatoire qu’il en devient insolite, déstabilisant et provocateur. A-chronologique, l’accrochage des « figures » forme un groupe à la fois homogène et disparate, où les personnages le plus souvent présents dans la Recherche en côtoient d’autres beaucoup plus épisodiques (un certain nombre d’entre eux étant même déjà morts au moment où ils sont évoqués dans le roman, tels Madame de Charlus, Aynard de Saint-Loup, ou Monsieur Thirion…) Enrico Baj se refuse donc à toute présentation qui soulignerait la hiérarchie narrative du personnel romanesque distinguant une présence textuelle majeure et une présence textuelle épisodique ou purement allusive. A contrario, il met en valeur une caractéristique essentielle de l’œuvre proustienne : le fait que non seulement, dans la Recherche, une foule de personnages se presse, se rencontre et se croise (dans tous les sens du terme), mais que dans certaines coteries repliées sur elles-mêmes, pour ne pas dire endogamiques, se trouvent néanmoins des éléments hétérogènes et autres « intrus » encombrants, dont l’apparence met en valeur l’absence de tout véritable signe distinctif entre aristocratie, bourgeoisie et domestiques : tel Monsieur Thirion, second mari, roturier, de la marquise de Villeparisis... On songe, dès lors, à l’analogie établie par le Narrateur entre le visage Mme de Guermantes et celui de Mme Sazerat ou « de tant d’autres personnes » qu’il avait vues « à la maison »… (I, 172)
      Qui veut étudier ces « sous-groupes » d’un peu plus près, en faisant appel à sa connaissance de l’œuvre (et, sans nul doute, le « lecteur idéal » de cette œuvre de Baj ne peut être qu’un lecteur assidu de Proust), se plaît à découvrir certaines particularités. Dans la série « Les Guermantes », sous les numéros 29 et 30, et dans la série « Autres nobles », sous le n°69 (fig. 2 ), figure « Marcel Proust », ce qui ne manque pas de sel puisque ni l’auteur ni même le Narrateur ne sont des aristocrates… Par ailleurs, cette inscription du nom de l’auteur dans une série de personnages imaginaires pourrait accréditer l’idée d’une lecture biographique de la Recherche, de même, d’ailleurs, que l’intitulé du quatrième sous-groupe « Parents et amis de Proust », où l’on ne trouve que des personnages du roman (Bathilde, Adolphe, Octave, Albertine (n°104 ; fig. 19, etc.).

 

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[12] Il s’agit ici de la princesse de Guermantes, à l’opéra, dans Le côté de Guermantes : A la recherche du temps perdu, édition citée, vol. II, p. 341.