Pour une historiographie de l’écoute
du cinéma avant 1914

- Martin Barnier
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      Ce spectateur est-il déjà passé à une consommation filmique solitaire, dans la première moitié des années 1910, comme le suggèrent Gaudreault et Châteauvert ? En réalité, dans la plupart des lieux où l’on peut voir des films (bars, cirques, foires de villages, petites salles de quartier), jusqu’en 1914 au moins, nous avons constaté que la consommation de film reste sur un « mode solidaire » [32]. Il est difficile pour les exploitants de nier le « droit au bruit revendiqué par les communautés », pourrions-nous dire en prenant les mots d’Alain Corbin parlant des cloches [33]. Les applaudissements sont toujours nécessaires au bon déroulement des projections (à chaque interruption de programme, au moins, à chaque exploit vocal du chanteur, aussi). Les cris et bavardages font partie de l’habitude spectatorielle et ne disparaissent que dans les lieux les plus sélects (très grandes salles). La vie du quartier (qui se retrouve dans « sa salle »), du village, continue face aux films. À la Belle Époque, comme aujourd’hui, le public n’existe pas [34]. Les publics changent d’un lieu à un autre et sont hétérogènes, dans chaque salle. Les sons dans la salle sont, eux aussi, très variés. Chaque séance est une co-création du spectacle entre ceux qui l’organisent et ceux qui y assistent, et y participent (et ne nous semblent pas en état de « dépendance » vis-à-vis des « industries culturelles »). Criant, applaudissant, le spectateur perçoit de façon intense des émotions démultipliées par la présence physique des chanteurs, conférenciers, musiciens ou bruiteurs dans la salle, et par sa propre participation « somaesthétique ». Ce concept de somaesthetic (en anglais) développé par Richard Shusterman en s’inspirant des théories pragmatistes de Dewey, permet de penser l’exercice intégré du corps et de l’esprit [35]. L’art cinématographique de la Belle Époque est pleinement intégré à la vie, du fait des interactions entre la salle et le spectacle. Tout le corps du spectateur réagit (voix, applaudissements) dans un environnement fondé sur la présence physique des organisateurs (musiciens, conférenciers).
      À partir des années 1910, on trouve, selon les lieux, une forme de régulation des comportements bruyants des publics. En se basant sur le son, on constate la fin progressive d’un monde du spectacle. La série culturelle commencée avec les lanternistes, maîtres de leurs projections, parlant à leur public, accompagné d’un musicien, dans laquelle s’inséraient les projections de film, s’arrête. Un type d’accompagnement disparaît peu à peu [36]. La standardisation des projections a pour conséquence la fin d’une certaine sensibilité aux voix. Les publics apprennent à changer d’attitude, selon le lieu où ils se trouvent. Mais le partage bruyant des émotions intenses continue d’exister dans de nombreux endroits.

Accents, espaces sonores et culture de masse

Pour de nombreux auteurs, la Première Guerre mondiale est le véritable moment où se constituent les cultures nationales. Elle met fin aux terroirs ruraux comme espace de référence pour les combattants et leurs familles en rompant définitivement l’enclavement mental des campagnes. Le brassage des hommes conduit à l’élaboration d’une culture commune extrascolaire, que la presse puis la radio entretiennent. S’achève ainsi le mouvement de démocratisation du savoir, tandis que commence celui de massification de la culture [37].

La guerre fut une rupture culturelle importante, mais la transmission rapide de l’information, pendant toute la Belle Époque, tendait déjà à unifier les mentalités, à diffuser des modes. Dès la fin du XIXe siècle, la poste, le télégramme, le téléphone avec la presse diminuent les particularismes locaux. C’est à cette date que se créent les groupes folkloriques chargés de perpétuer le souvenir (mythifié) des costumes régionaux (qui se bloquent alors dans une tradition parfois recréée) [38]. Les films diffusés sur tout le territoire, plus encore que les journaux et imprimés distribués plus localement, ont déjà permis le développement d’une culture extrascolaire. Les mêmes images documentaires tournent dans toute la France. Les mêmes chanteurs font rire avec les mêmes airs comiques tous les Français. Les vedettes se déplacent rapidement d’une ville à une autre grâce au train et aux voitures automobiles. Quand Jacques Portes décrit les réseaux de « Vaudeville Theaters » américains, qui proposent un assemblage de séquences variées autour d’une vedette, il n’est pas loin de ce qui se passe dans les « concerts » français. Aux USA, les cinq réseaux régionaux de salles sont fournis en attractions par des agences centralisées. Les 1000 salles sont pourvues régulièrement en nouveaux spectacles en 1900 [39]. Si la France compte moins de salles, autour de 400, ayant une capacité de 500 places chacune, avec des salles de 1000 à 2000 places dans les plus grandes villes, le principe de la variété des spectacles dans chaque salle est assez proche du système américain.
      Sur un programme de 2 à 3 heures, on compte 30 attractions durant 10 minutes [40]. Déclamation, chants, magie, dressage d’animaux voisinent avec le « cinéma ». Certaines salles se spécialisent pendant un temps, puis, de nouveau, reprennent des tournées variées de type music-hall. Si les vedettes ne venaient pas présenter leurs ouvres dans chaque région, comment aurait-on vendu, en 1914, plus de 2 millions d’exemplaires de la chanson « Frou-Frou » ? La culture de masse existe déjà [41]. Ces tournées d’artistes sur scènes, dans toute la France, coexistent avec la circulation des films parlants et chantants. Ces derniers ne suppriment pas la présence des chanteurs devant le public. En 1893, les Caf’Conc’ ont une recette totale de 32,5 millions de Francs. En 1913, ces salles gagnent 69 millions de francs [42]. La culture ouvrière, et paysanne, devient commune à tous les Français, petit à petit. Les phonoscènes et autres vues synchronisées participent de cette unification de la culture. Les chansons entendues avec l’accent parisien dans la plupart des films parlants commencent sans doute déjà à gommer les particularismes des accents locaux. Avec le disque, mais pour un public plus vaste, ces courts films chantés anticipent la diffusion radiophonique d’une même façon de prononcer le français.
      Le plus important nous semble-t-il, au terme de cette recherche, demeure la réussite commerciale évidente des systèmes de synchronisation, l’hétérogénéité fondamentale des accompagnements sonores (souvent discontinus), la participation physique des spectateurs et le fond sonore parasite qui s’entend plus fort que les sons « appropriés ». Les appareils, plus ou moins synchrones (mais nous avons montré que cela importe peu au public), couvrent la France. Les vues synchronisées, dès la première mode de 1904-1906, deviennent une attraction régulière des programmes de films. Quel Français fréquentant des salles, ou baraques foraines, avec projections, aurait pu échapper aux vues synchronisées entre 1907 et 1914 ? Le nombre de cartes postales de loges foraines proposant des films synchronisés est une preuve de plus de la popularité de ces systèmes. Ces petits films nous semblent, après cette enquête, indubitablement liés au succès général des projections, et des spectacles.
      L’historien de la Belle Époque retient, pour l’activité culturelle de la période, l’apogée du prestige du théâtre français : « Jamais sans doute le théâtre en France n’a eu autant d’adeptes. Entre 1860 et 1913 le nombre de salles de théâtre est passé de 34 à 121, soit une proportion sans commune mesure avec l’accroissement de la population parisienne » [43]. Michel Winock cite l’Odéon, aussi bien que la Renaissance, le Gymnase, la Porte Saint-Martin, les Variétés, le Vaudeville. Or, ces théâtres abritent aussi bien des pièces populaires que des chansons et, nous l’avons vu, des films, et presque dans chacun de ces établissements, des vues synchronisées. Cela ne signifie pas la mort des pièces de théâtre. Elles continuent de rapporter des fortunes, comme Cyrano de Bergerac de Rostand ou Les Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau [44]. Le théâtre est alors un lieu polyvalent. Chaque semaine amène des attractions différentes. Différencier les music-halls, des théâtres populaires, et des salles qui passent souvent des films est assez difficile, malgré une nette spécialisation de certaines salles de « cinéma » après 1907. Si on observe particulièrement l’histoire du son des spectacles, la différenciation est encore plus délicate. La musique jouée pour accompagner une revue satirique ressemble beaucoup à celle que joue le même orchestre pour un film comique.

      Nous avons donc tenté d’approcher une histoire des espaces sonores spécialisés dans les spectacles. Ce n’est qu’un début, car comme le note Alain Corbin, « curieusement, cette histoire [des espaces sonores] a, en effet, été presque totalement négligée. Il convient de souligner cette relative désinvolture à l’égard de ce qui animait l’environnement - puisque le bruit accompagne le mouvement - et l’oubli du pouvoir d’évocation des sonorités disparues, tant souligné naguère par les romantiques, notamment Chateaubriand et Michelet » [45].
      Nous espérons donc, avec cet article, avoir contribué à l’histoire du cinéma comme pratique, plus que comme art [46], à l’histoire du plaisir spectatoriel et aussi à une histoire des espaces sonores. Pour appréhender cette histoire du sensible, nous devons aussi nous rappeler que ces espaces résonnaient d’une façon différente de celle de nos cinémas actuels. Les vastes espaces, brasseries avec verrières, paquebots cinématographiques comme le Gaumont-Palace, salles de murs nus avec quelques bancs de bois, toutes donnaient une résonance avec échos comme dans un hall de gare. Le sommet de ce son amplifié par réverbération était atteint dans les chapelles et les églises transformées en cinémas. Que ce soit à cause des lois de laïcisation de 1905, ou depuis la Révolution, des nefs religieuses contenant jusqu’à 800 personnes (Féeric Cinéma, ex-monastère de Saint-Antoine de Padoue à Paris, Omnia Pathé de Rennes [47]) sont devenues des lieux de projections. La bourse du commerce de Soissons, en 1913, ou la salle des fêtes de l’Union à Limoges (où 2200 ouvriers des fonderies prenaient place) étaient de vastes espaces où le moindre accompagnement musical ou vocal se développait comme dans une église. Ces exemples nous aident à comprendre à quel point les séances avec films sont différentes de ce que nous connaissons aujourd’hui.
      Une des raisons pour lesquelles l’environnement sonore des projections de films n’avait pas été complètement pris en compte demeure dans la dispersion des sources. Dans un journal corporatif d’exploitants de cinéma, on trouve la description d’une « revue de music-hall » intégrant des films. Dans le magazine corporatif des music-halls, on apprend que des chanteurs accompagnent des films dans une salle spécialisée, qu’on pourrait déjà appeler « cinéma ». Cette dernière information ne se trouve ni dans la presse locale, ni chez les corporatifs « de cinéma ». Nous espérons avoir démontré, avec de nombreux exemples, que le paradoxe de chercher les sons « du muet » n’est qu’apparent. Cette recherche sur la multiplicité des accompagnements sonores permet de comprendre l’émotion du public, la participation des spectateurs, le plaisir physique partagé face au film et il serait intéressant de continuer des investigations dans ce domaine sur les périodes suivantes.

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[32] J. Châteauvert et A. Gaudreault, « Les bruits des spectateurs ou : le spectateur comme adjuvant du spectacle », dans R. Abel et R. Altman (dir.), The Sounds of Early Cinema, Bloomington, Indiana University Press, 2001, pp. 295-302.
[33] A. Corbin, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture du sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 17.
[34] J.-P. Esquenazi, Sociologie des publics, Paris, La Découverte, 2003.
[35] R. Shusterman, Pragmatist Aesthetic. Living Beauty, Rethinking Art, Lanham (Maryland), 2e édition, 2000.
[36] Même si on peut voir une survivance des bonimenteurs/conférenciers dans les voix over, comme l’explique Alain Boillat dans Du bonimenteur à la voix-over, Lausanne, éditions Antipodes, 2007.
[37] F. d’Almeida et Fr. Attal, « Culture populaire, culture de masse et encadrement partisan », dans Fr. Guedj et S. Sirot (dir.), Histoire sociale de l’Europe. Industrialisation et société en Europe occidentale, 1880-1970, Paris, Seli Arslan, 1997, p. 379.
[38] J. Kogej, Économie et technologie de 1880 à 1945, Paris, Ellipses, 1996, pp. 59-65.
[39] J. Portes, « L’Horizon américain », dans J.-P. Rioux et J.-Fr. Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, pp. 32-33.
[40] L. Tournés, « Reproduire l’œuvre : la nouvelle économie », dans Ibid., pp. 223-224.
[41] J.-Y. Mollier, « Le Parfum de la Belle Époque », dans Ibid., p. 99.
[42] Ibid., p. 98. La somme de 69 millions de francs équivaut à 215 millions d’euros en 2002.
[43] M. Winock, La Belle Epoque. La France de 1900 à 1914, Op. cit., p. 370.
[44] Dès 1900, Cyrano aurait rapporté 600 000 de francs, soit 1,5 million d’euros, alors qu’elle ne fut créée qu’en décembre 1897, et la pièce de Mirbeau aurait fait gagner 300 000 francs, nous dit Michel Winock, Ibid., pp. 370-375.
[45] A. Corbin, « Du Limousin aux cultures sensibles », dans J.-P. Rioux et J.-Fr. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 109.
[46] Chr.-M. Bosséno, « Le Répertoire du grand écran : le cinéma par ailleurs », dans La Culture de masse en France, Op. cit., pp. 159-161.
[47] J.-J. Meusy, Cinémas de France, Op. cit., pp. 153-154.