Malheur à ceux qui ratent une photographie.
Ou Le Horla comme dispositif photographique

- Andrea Schincariol
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      2. Le bain révélateur. L’extrait qui suit se situe juste après la description de la « dévoration » du reflet du narrateur par le Horla :

 

Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençais à m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de seconde en seconde (158).

 

      Le héros assiste, encore sidéré par l’absence de son image dans l’armoire à glace, à la réapparition de celle-ci. Or, la modalité de cette récupération optique est tout à fait remarquable : son reflet resurgit, lentement, progressivement, comme s’il était enveloppé par une substance hybride que le narrateur traduit par l’oxymore « une sorte de transparence opaque ». Cette hybridité chimique renvoie au statut indécidable de l’être nouveau qui hante le héros. Le corps du Horla est une brume, c’est-à-dire un voile de vapeur, un écran constitué par un amas de fines gouttelettes d’eau en suspension dans l’air. La présence de cette brume explique le phénomène étrange que le héros est en train de vivre – la disparition de son reflet – et, en même temps, synthétise le statut du Horla en tant qu’être hybride. Phénomène, lui aussi, tout à fait physique : le Horla, être liquide et gazeux, est une brume qui fait écran, qui cache aux yeux du héros la saisie, la capture de sa propre image. Bien évidemment, le mot brume est utilisé aussi dans son sens métaphorique. Maupassant joue avec les différents niveaux de lecture, tout en utilisant un vocabulaire extrêmement simple. Son écriture est une écriture de la transparence... mais d’une « transparence opaque », qui recèle sous sa surface des mystères insoupçonnés. Or, le sens figuré du terme « brume » renvoie à ce qui est vague, peu clair, incertain ; mais aussi à ce qui empêche de voir, de comprendre clairement quelque chose. Voilà qu’on retrouve dans le substantif « brume » la question épistémologique fondatrice de la nouvelle, à savoir la question de la vue et de la connaissance, de la vue comme connaissance.
      La brume est ensuite comparée à une nappe d’eau, qui glisse lentement, « rendant plus précise » l’image du narrateur. On a ainsi l'impression que cette brume, état gazeux de la matière, se solidifie partiellement, en devenant de l’eau. Ce phénomène de condensation et le mouvement d’eau permettent la résurrection de l’image perdue (il s’agit bien d’une résurrection car le personnage, pétrifié par le choc de la perte de sa propre image, meurt, ne serait-ce que pour le temps d’une prise de vue...). Le reflet du héros, invisible au départ car caché complètement par cette substance indéfinissable, resurgit à travers la nappe d’eau et grâce à celle-ci. C’est comme si l’image du héros remontait à la surface du fond de ce liquide, à la fois transparent et opaque, qu’est le Horla. Comme si la redécouverte de sa propre image advenait grâce à l’être invisible.
      Or, si dans la dimension symbolique de la nouvelle, ce mouvement d’émersion trouve son corrélatif dans la connaissance, de la part du personnage, d’une partie cachée dans son moi le plus profond [11], sur un plan figuratif ce même mouvement renvoie à un élément éminemment photographique, qui s’ajouterait aux indices jusqu’ici étudiés, et qui nous permettrait de définir la scène du miroir comme la mise en texte d’une séance de prise de vue : le bain révélateur. Dans le vocabulaire photographique, on appelle « bain révélateur » cette solution liquide dans laquelle on plonge le papier photosensible afin de révéler l’image latente. C’est bien ce qui arrive au reflet du narrateur qui, à travers la nappe d’eau glissant de gauche à droite, devient de plus en plus précis. La révélation se fait de façon progressive, tout comme l’image latente apparaît peu à peu sur le papier photosensible immergé dans le bain révélateur [12].
      3. Le temps chronométré. Maupassant traduit l’effet de cette lente réapparition avec une notation très significative ; il dit que l’image devient « de seconde en seconde » plus nette. Ce détail, à l’apparence anodin, s’ajoute aux autres symptômes photographiques jusqu’ici relevés et nous pousse à figurer la scène du miroir à travers l’interprétant photographique, car on connaît l’importance de la mesure scientifique du temps – une fois encore dans le sens le plus concret du mot – dans la pratique photographique, à tel point que les caricaturistes de l’époque s’amusaient à représenter les photographes comme de simples « hommes chronomètres » [13]. C’est ce que Rouillé affirme, dans son précieux volume La Photographie. Entre document et art contemporain : « la "ponctualité" est intrinsèque à la photographie, qui est la première image dont le processus soit totalement chronométré » [14].
      Il existe d’ailleurs un nombre surprenant de manuels à l’usage des amateurs qui souligne, en l’occurrence, l’extrême importance du mesurage du temps d’exposition et de l’immersion du papier photosensible dans le bain révélateur [15]. Bien évidemment, le rapprochement entre la pratique photographique et le texte de notre auteur ne se borne pas à une correspondance point par point. Il est néanmoins intéressant de mettre en perspective tous les indices qu’on a jusqu’ici repérés dans le texte en les confrontant avec les discours de l’époque – la presse humoristique, la presse spécialisée, les revues, les manuels etc. – pour affirmer, sans trop de risques, que certaines notions de la pratique photographique pénétrèrent dans l’air du temps, devinrent des images partagées par une large couche de la population, même chez les non-spécialistes du métier et entrèrent enfin dans une imagerie collective. Parmi ces images partagées, on retrouve celle de la photographie comme image révélée et celle du temps comme collaborateur du photographe. Le texte de Maupassant contient en creux ces deux images.
      4. Instantanéité et fixation. La séquence objet de notre étude met en scène la métamorphose du personnage en statue de sel :

 

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! (...) Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet (157).

 

      Morceau de bravoure, remarquable par son rythme qui reproduit le souffle saccadé du héros, son halètement, c’est-à-dire les symptômes physiologiques produits par l’instant de terreur qu’il est en train de vivre : la terreur due à la dévoration de son propre reflet.

 

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[11] Un titre sur tous, qui servira de base pour un éventuel approfondissement : P. Bayard, Maupassant juste avant Freud, Paris, Editions de Minuit, 1994.
[12] Valéry parle de l’image latente dans des termes qu’on pourrait tout à fait intégrer au texte de Maupassant : « Mais est-il émotion plus philosophique que celle qu’on peut éprouver sous cette lumière rouge assez diabolique, qui fait du feu d’une cigarette un diamant vert, cependant que l’on attend avec anxiété l’avènement à l’état visible de cette mystérieuse image latente sur la nature de laquelle la science ne s’est pas encore définitivement accordée. Peu à peu, çà et là, quelques taches apparaissent, pareilles à un balbutiement d’être qui se réveille » (P. Valéry, « Discours du centenaire de la photographie », dans Etudes photographiques, 10, Novembre 2001.
[13] H. Daumier intitula La Patience est la vertu des ânes, l’une de ses lithographies les plus connues. La caricature, publiée dans Le Charivari du 2 juillet 1840, représente un photographe en train de regarder sa montre, calculant le temps d’ouverture de la chambre optique.
[14] A. Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, « Folio essai », p. 50.
[15] Il suffit d’entrer le mot « photographie » dans le moteur de recherche de Gallica pour s’en rendre compte. Deux titres parmi les plus explicites : H. Boursault, Calcul du temps de pose en photographie, Paris, Gauthier-Villars et fils, 1896 ; G. Brunel, Variations et détermination des temps de pose en photographie : manuel élémentaire de posochronographie, Paris, Mendel, 1897. Voir aussi l’impressionnante bibliographie établie par A. Rouillé dans La Photographie en France. Textes & controverses : une anthologie 1816-1871, Paris, Macula, « Histoire et théorie de la photographie », 1989, pp. 504-524.