Malheur à ceux qui ratent une photographie.
Ou Le Horla comme dispositif photographique

- Andrea Schincariol
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        La séance d’hypnose se présente ainsi comme la mise en scène d un jeu de miroirs. Elle fonctionne telle une espèce de « machine à réfléchir ». Mme Sablé voit dans la carte de visite/miroir le reflet de son cousin, debout avec son portrait bien en évidence. Ce portrait, comme nous l’avons avancé, fonctionne lui aussi comme un miroir. L’image du narrateur, projetée une première fois sur la carte de visite/miroir, rebondit sur celle-ci et finit par s’inscrire sur le portrait/miroir que le héros garde dans ses mains. Le reflet du personnage paraît « voyager » d’un « miroir fictionnel » à l’autre indéfiniment, comme s’il était pris au piège. Qui plus est, tout comme il advient dans une « galerie des glaces », la réflexion à l’infini de l’image du narrateur sur la surface des deux miroirs fictionnels produit un autre effet optique, celui de la mise en abîme qui contraint l’image à se rapetisser au fur et à mesure qu’elle rebondit d’un miroir à l’autre. Mme Sablé est donc littéralement emprisonnée dans un va-et-vient infini d’images qui se rapetissent à l’infini. La métamorphose fictionnelle de la carte de visite est donc double : de simple carton blanc à miroir et de simple miroir qui renvoie une image plate à un abîme sans fond dans lequel sombre le portrait photographique du narrateur, traînées par le mouvement infini d’une espèce de maelström optique. Mais si le portrait représente le double identique du narrateur, la mise en scène de sa disparition ne peut être que le présage de la future disparition du personnage lui-même. La perte de son corps « en représentation » annonce la cannibalisation de son reflet par le Horla pendant la « scène du miroir ».

 

La « scène du miroir » – la chambre noire de la nouvelle [5]

 

      J’étudierai la scène en partant du niveau de sa construction géométrale [6]. Le héros/narrateur décrit dans le détail la disposition dans l’espace des objets et des sujets présents dans sa chambre. Il montre au lecteur comment son dispositif cynégétique – son « piège à Horla » – se présente à ses yeux et, du coup, à nos yeux et ceux de l’être qui le hante :

 

19 août – Je le tuerai. Je l’ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table (...).
J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée longtemps ouverte, afin de l’attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant (157).

 

      

Le personnage est vraisemblablement au centre de la chambre, assis à sa table. Sur celle-ci, son journal intime ouvert ; ce même journal intime que nous sommes en train de lire. Il fait semblant d’écrire : la page demeure blanche. En face, le lit de chêne. A droite, la source de lumière principale, la cheminée, à laquelle il faut ajouter les huit bougies allumées. A gauche, la porte d’entrée de la chambre. Derrière le narrateur, la fameuse armoire à glace. L’une des lampes est appuyée sur la table, comme on peut le déduire de la scène décrite dans la journée du 17 août [7]. La position de l’autre lampe n’est pas mieux précisée, quoiqu’on puisse imaginer qu’elle se trouve soit sur la même table soit sur une autre table de la chambre ; en tout cas, sa fonction, comme celle de sa jumelle et des bougies, est d’illuminer la scène de la manière la plus efficace et homogène possible. La lumière joue en effet un rôle capital dans l’économie du piège préparé par le héros, comme on le verra plus tard et comme le protagoniste lui-même le fait comprendre quand il dit qu’il croyait pouvoir « dans cette clarté, le [le Horla] découvrir » (157).
      Le piège se montre tout d’abord dans son aspect spatial. Bien délimité, restreint, l’espace de la chambre s’oppose à l’espace vague qui s’ouvre au-delà de la porte de la chambre du héros et, en même temps, il communique avec celui-ci. Le personnage, dans un premier temps, laisse ouvert le seuil qui permet le passage d’un espace à l’autre, pour le refermer, dans un second temps, derrière le Horla, au moment où celui-ci est dans l’espace restreint de la chambre. La circulation de l’« être nouveau » d’un espace à l’autre n’est pas anodine; qui plus est, ce détail n’est pas chargé de produire un quelconque « effet de réel », bien au contraire. Le Horla est en effet un sujet chimiquement hors-norme : invisible, intangible, il est aussi doué de la propriété de traverser les objets, comme l’épisode où il boit l’eau contenue dans une carafe sans souiller le mouchoir qui l’enveloppait le démontre (34). Il pourrait donc traverser les parois de la chambre, sans que la porte en soit ouverte. Toutefois, ici, le franchissement du seuil est significatif car il advient à la lisière de deux espaces caractérisés moins par leurs qualités physiques que par leur signification psychologique : le dehors, l’espace vague, ouvert, inconnu ; le dedans, espace restreint, clos, connu. D’un côté le Réel ; de l’autre côté la Réalité [8]. Autrement dit, le narrateur ouvre la porte pour faire déplacer son ennemi d’un espace qui se présente comme « ingérable », à un espace qui peut être géré. C’est justement ce que le personnage fait, ou tente de faire, dans sa chambre : il organise un piège par l’aménagement et la gestion de cet espace. Il gère l’espace de son piège en re-plaçant les objets devant ses yeux, pour ses yeux ; ainsi, il prend connaissance de son piège. En effet, le système épistémologique de notre héros est fondé sur une équivalence stricte entre l’acte de voir et l’acte de connaissance. Quelques pages auparavant, le protagoniste relate sa visite au Mont Saint-Michel. Il pose une question à un moine, qu’il a rencontré lors de sa visite :

 

S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas vus, vous ? Comment ne les aurais-je pas vus, moi ? (31. Nous soulignons).

 

Voir aboutit à connaître.
      Dès lors, la chambre du narrateur apparaît, à tous les égards, à la fois comme un véritable piège optique et comme un instrument de connaissance. Evidemment, cela ne va pas sans rappeler le piège optique de la chambre noire, cette boîte à attraper les apparences des choses, qui est aussi un instrument de connaissance, ou mieux de reconnaissance des formes visibles. Le mouvement d’ouverture et de fermeture de la porte d’entrée trouverait alors son correspondant dans le mouvement homologue de l’obturateur, qui permet à l’« image » véhiculée par la lumière d’entrer dans la chambre noire et de se fixer sur la plaque photosensible. La comparaison est légitimée et même suggérée par l’importance que la question de l’image – de l’image de soi et de l’autre – recouvre dans l’économie de la nouvelle [9].

 

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[5] Je reprends ici le titre de l’article fondateur d’A. Buisine, « Les Chambres noires du roman », dans Zola en images. Les Cahiers naturalistes, 38ème année, 66, 1992, pp. 243-267.
[6] La terminologie que nous utilisons ici est celle élaborée par S. Lojkine dans La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002. Selon le critique, « on établit la dimension géométrale du dispositif en faisant le plan de la scène, en mettant en évidence la répartition des personnages et des objets dans l’espace de la scène. La dimension géométrale assure la profondeur de la scène » (p. 262). L’espace restreint est « le lieu de l’action, qui contient les éléments symboliques dont la scène est porteuse. Lieu du symbolique, l’espace restreint s’oppose à l’espace vague, qui est le lieu du réel. (...) La délimitation de l’espace restreint est à la fois matérielle (géométrale) et symbolique » (p. 261). Enfin, l’espace vague est « l’espace qui indique le réel, à la marge de la scène proprement dite. L’espace vague n’a rien à voir avec le hors-scène, qui demeure invisible : il ne correspond pas aux coulisses du théâtre, mais au décor du fond. Il marque la profondeur géométrale, ou profondeur de champ » (p. 262).
[7] Le héros, d’un bond furieux, cherche à attraper le Horla, assis sur le fauteuil de sa table de lecture, en train de lire. Le Horla s’enfuit, en sautant sur la table, renversant ainsi une lampe qui se trouvait sur cette dernière : « ma table oscilla, ma lampe tomba et s’éteignit » (153).
[8] Voir le concept lacanien de Réel : « L’idée même de réel comporte l’exclusion de tout sens » (J. Lacan, Séminaire XXIV, 10 mai 1977, cité dans P.-L. Assoun, Lacan, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », n°3660, 2003, p. 58).
[9] Voir l’article de R. Pujade, « Du miroir aux images : autoportrait photographique et dispositif du regard fantastique », dans F. Dupeyron-Lafay (éd.), Le livre et l’image dans la littérature fantastique et les œuvres de fiction, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, « Regards sur le fantastique », 2003, pp. 161-174.