Le signe typographique et
le mythe de la neutralité

- Vivien Philizot
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

Neutralité et métadiscours

 

La question de la neutralité est une question de connotation, de références convoquées ou non par le lecteur. La typographie propose en effet autant de connotations qu’il y a de caractères, dont le « style » véhicule un message-cadre, véritable métadiscours accompagnant le texte et se superposant au signe. En règle générale, le message-cadre, en tant qu’il est déterminé par les choix du producteur, donne à celui-ci une parole qui vient se superposer au message. Ce discours est d’ordre rhétorique. En faisant remarquer que les postulats principaux qui sont au principe de la définition de la rhétorique s’appliquent au fonctionnement des structures typographiques, Anne-Marie Christin propose une approche sémiologique des formes typographiques capable de rendre compte des connotations mises en œuvre, avec plus ou moins de maîtrise et de liberté, par des graphistes devenus « interprètes ».

 

Les interprètes (…) fondent leur travail sur un écart entre la production du texte et sa lecture, entre le manuscrit de l’écrivain et l’ouvrage offert en librairie. Si l’on excepte parmi ces typographes ceux dont l’inspiration est contrainte par des conventions d’éditeur – en général les normes d’une collection – c’est dans les réalisations qu’ils proposent que nous pourrons mettre de nouveau à l’épreuve une conception de la typographie comme système d’effets rhétoriques [21].

 

De la même manière, Robert Bringhurst rappelle que

 

la typographie est à la littérature ce que la performance musicale est à la composition : un acte essentiel d’interprétation ouvrant la voie à une infinité d’idées ou d’idioties [22].

 

Les deux alternatives évoquées par Bringhurst rappellent que la composition typographique – et par conséquent la conception même d’un caractère – relève d’une série de choix, de parti-pris. Le débat sur la neutralité typographique se superpose ainsi à la question du degré d’intervention, de la subjectivité d’auteurs choisissant de serrer plus ou moins – à travers la forme du caractère – un contenu avec lequel ils entretiennent des rapports qui peuvent ainsi aller de la trahison totale à la subordination la plus stricte (ce dont les fonctionnalistes zurichois se sont fait les spécialistes).

Le neutre – étymologiquement « ni l’un, ni l’autre » – est une abstention, un non-engagement plus qu’un désengagement. En prenant appui sur l’idée saussurienne de paradigme – opposition terme à terme génératrice de sens – Barthes définit le neutre comme un troisième terme, une forme d’esquive qui supposerait la suspension du choix, ou plutôt, le choix de ne pas vouloir choisir. Le neutre représente pour Barthes tout ce qui « déjoue le paradigme » [23].

Si cette définition structurale revêt chez lui une dimension éthique, il est cependant possible de la transposer à divers champs de la connaissance. Cette acception semble ainsi se traduire dans le domaine esthétique par une impossible absence de style, un non choix hypothétique produit contre l’ensemble des possibles stylistiques. La neutralité d’un caractère semble se mesurer par l’écart différentiel entre sa forme propre et une matrice idéale trouvant sa définition même dans l’impossibilité qu’il y a à l’atteindre. L’Helvetica ne procède pas du troisième terme décrit par Barthes, mais bien au contraire d’une neutralité feinte qui trahit encore un choix stylistique. La singularité de l’Helvetica est le fait de son caractère tautologique, autoréférentiel. En formulant son absence, le métadiscours est au sujet du discours.

Le fonctionnalisme suisse échappe de cette manière au « neutre ». C’est en choisissant ainsi de se taire – de se mettre en retrait – que les fonctionnalistes des années 1950 ont malgré eux réussi à parler très fort. Dans le champ du design graphique, le neutre est un moment du style. Objectif, mais aussi détaché, froid, lisse, consensuel, le neutre de la Suisse fonctionnaliste fait lui-même l’objet de ce qu’il se propose de suspendre : un jugement qui réactualise le paradigme.

Tout l’art conceptuel, travaillant sur le langage comme matériau, vise par ailleurs à réduire la part d’interprétation inhérente à la figuration typographique de l’idée, à son incarnation dans et par le texte. Si les œuvres d’art, selon Joseph Kosuth, sont des propositions analytiques, il convient d’en rendre la substance de manière neutre, sans y ajouter quelque connotation que ce soit. L’art conceptuel investit le vocabulaire typographique technique et administratif, ce qu’Etienne Cliquet appelle, le goût vanille, l’esthétique par défaut [24]. La forme doit passer inaperçue, mais l’idée a cependant besoin chez Kosuth du texte pour exister. Il faudra aller – avec Ian Wilson – jusqu’à supprimer sa figuration par l’écrit, pour dématérialiser totalement l’œuvre.

C’est en parcourant les productions des artistes conceptuels que l’on peut se faire une autre idée de ce qu’est un caractère neutre. Ainsi, Arakawa, Glenn Ligon et Jasper Johns utilisent-ils des caractères pochoirs. Joseph Kosuth, du texte dactylographié, ou encore la typographie de pages de dictionnaires. Mais si une typologie de la typographie « conceptuelle » pourrait certainement faire l’objet d’une étude à part entière, on remarque une forte utilisation de caractères sans empattements chez Lawrence Weiner, John Baldessari ou encore On Kawara. Dans la brochure accompagnant son caractère, le Neutral, le typographe Kaï Bernau se réclame de ce courant conceptuel, en se proposant de réduire les effets d’associations parasites liés à la forme de la lettre :

 

Le caractère Neutral se donne pour but de minimiser ces associations et connotations et aspire à devenir un caractère standard pour les artistes conceptuels [25].

 

La question de l’interprétation et de la rhétorique est posée ici avec tout autant d’insistance, nous ramenant une fois de plus à l’Helvetica. Ce caractère serait cette figure impossible, qui, accentuant un métadiscours tout en voulant le réduire, se condamne à hésiter entre deux choix contradictoires : lire un texte ou lire un caractère typographique.

 

>suite
retour<
[21] A-M. Christin, « Rhétorique et typographie, la lettre et le sens », Revue d’esthétique n°1-2, 1979, p. 301.
[22] R. Bringhurst, The Element of Typographic Style, Vancouver, Hartley & Marks publishers, quatrième mise à jour de la seconde édition, 2001.
[23] R. Barthes, Le Neutre. Cours au collège de France (1977-1978), texte établi par Thomas Clerc, Paris, Seuil Imec, « Traces écrites », 2002.
[24] E. Cliquet, « Esthétique par défaut. La beauté parfum vanille », publié sur le site de l’auteur, août 2002.
[25] K. Bernau, Neutral – the project book, livret édité à l’occasion d’un projet de diplôme à la Royal Academy of Fine Arts de La Haye,2005.