Le signe typographique et
le mythe de la neutralité

- Vivien Philizot
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Fig. 3. Herbert Bayer, Alphabet universel, 1925-26

Fig. 4. Herbert Bayer, Schéma illustrant l’évolution
historique de la lettre a
, 1925-26

Fig. 5. Marcel Breuer, Un film du Bauhaus qui s’étend
sur cinq ans
, 1926

Les avant-gardes et le cas d’Herbert Bayer

 

Fortement influencé par László Moholy-Nagy et par les recherches de Walter Porstmann [6] sur les normes, Herbert Bayer, responsable du département d’imprimerie du Bauhaus de 1925 à 1928, apporte une contribution décisive au développement des linéales [7] géométriques. Dans son alphabet universel de 1925, celui-ci opère une réduction de la forme des lettres à leurs éléments signifiants. Les signes produits par Bayer, loin d’être le produit d’un unique procédé de simplification trop souvent pris comme invariant de l’identité formelle des productions des avant-gardes, satisfont des critères précis.

Les lettres rondes – a, b, c, d, e, g, n, o, p, q, u – sont construites sur la base d’un cercle toujours identique, auquel les droites apportent une modalité qui permet aux signes de se distinguer les uns des autres. La différence de position d’une même verticale à droite ou à gauche de ce module circulaire distingue le d du b par exemple. Dans une perspective structurale, le dessin de la lettre est ainsi déterminé par la place que celle-ci occupe dans le système et par les modalités qui la distinguent des autres. L’élimination des capitales, redondantes, permet de réduire le corpus de signes à un minimum nécessaire à la composition des textes. Cet ensemble de lettres est un alphabet quasi théorique qui formalise pour Bayer des idéaux-types (fig. 3). En supprimant les modulations des caractères sans empattements du XIXe siècle, Bayer supprime aussi les dernières traces de cursivité témoignant de leurs origines, mettant ainsi fin à un processus de soustraction initié avec le caractère de Grandjean. Cette rupture, loin de représenter la « négation » de 2000 ans d’histoire de l’écriture en Occident – comme l’avance Ladislas Mandel – marque plutôt le début d’une nouvelle approche de la création typographique [8]. Il concentre une histoire qui n’est pas niée, mais absorbée, prolongeant très directement une évolution naturelle du caractère typographique, dont la référence formelle à l’écriture manuscrite n’a plus aucune raison d’être.

Bayer propose, dans un article de 1926 [9], un schéma représentant une évolution historique de la lettre – en prenant le a comme exemple – partant de l’Alpha grec pour aboutir à la septième et dernière étape, à la lettre a de son alphabet universel, « la forme la plus exacte » selon la légende (fig. 4). Cette épure, qui tente de se rapprocher au plus juste de la simple fonction du signe, marque la dernière étape d’une histoire procédant par soustractions successives. Elle répond ainsi au prospectus de Marcel Breuer de 1926, illustrant de la même manière l’histoire de l’évolution de la chaise à partir des formes expressives du premier Bauhaus. Breuer cependant va plus loin en ajoutant une étape supplémentaire : la disparition totale de la forme. Un commentaire accompagne cette série d’images (fig. 5) :

 

Un film du Bauhaus qui s’étend sur cinq ans. Auteur : la vie réclamant ses droits. Opérateur : Marcel Breuer qui reconnaît ces droits. C’est chaque année de mieux en mieux. En fin de compte, l’on s’assied sur une colonne d’air élastique.

 

Les artistes du Bauhaus, dans leur volonté de réduire l’objet à sa seule fonction, iraient jusqu’à le faire disparaître. Théoriquement, le corps devrait se passer de la matière, et le texte de la typographie. Le caractère de Bayer est l’équivalent de cette colonne d’air : un objet invisible dont la seule fonction est de servir l’utilisateur. Cette forme de fonctionnalisme extrême se retrouvera par ailleurs chez Béatrice Warde, qui, dans un essai de 1955, comparera la typographie à un verre en cristal « fait pour révéler plutôt que pour cacher la belle chose qu’il est censé contenir » [10]. Le contenant est alors censé s’effacer au profit d’un contenu qu’il s’agit de valoriser. On pensera aussi à cette phrase de John Cage, qui, en observant un orage à travers les fenêtres des Lake Shore Drive Apartments, construits à Chicago par Mies Van Der Rohe dans les années 1950, fit remarquer « Mies n’a-t-il pas eu une bonne idée d’inventer l’éclair ? 

La disparition de l’objet est cependant moins due à une simple question d’esthétique qu’à une recherche fonctionnelle, éthique. Pour aller plus loin, on peut dire avec Eric Michaud, que les recherches de Bayer marquent un « tournant vers le biologique » :

 

D’accord avec Moholy-Nagy pour façonner la vie, Gropius était convaincu que la tâche des architectes et des designers était de définir des « formes-types » qui seraient les réponses « standards » répondant à des « besoins-types » [11].

 

Ainsi, cet alphabet universel était censé répondre à des besoins universels, dont la satisfaction dépasserait la fonction principale d’un caractère typographique – être lu – pour influer sur le comportement des lecteurs :

 

Et c’était enfin parce qu’il pensait que l’art était capable de façonner « biologiquement » la vie comme une « œuvre totale » et non pas du tout par la « raison et l’intellect » – que Moholy-Nagy pouvait définir l’art comme « l’éducation inconsciente de l’homme » [12].

 

Le caractère de Bayer n’était de cette manière pas censé figurer le texte, mais bien le donner à lire, en disparaissant dans l’acte même de la lecture.

Considérant que la lecture procède de l’identification de la forme des mots plus que de celle des lettres, on peut dire que ces caractères ne répondent cependant que très partiellement à ce programme. Le caractère Futura, dont la topologie est proche des dessins de Bayer, bien que très utilisé, n’est pas d’une grande lisibilité. Il a été démontré que la forme des lettres n’affectait en soi que très peu la vitesse de lecture et le processus de reconnaissance des mots : ces derniers restent dépendants des habitudes du lecteur qui perçoit et mémorise d’autant mieux un signe qu’il lui est familier. Le mot est perçu avant les lettres qui le composent. François Richaudeau subordonne par ailleurs la lettre, le signe au mot, « super-signe » [13]. Les modalités de perception du signe et le mécanisme discriminant à l’œuvre dans la reconnaissance d’une lettre ont ainsi peu à voir avec le processus de lecture.

La standardisation du signe typographique devrait cependant se poursuivre, aux yeux de Bayer, par celui du langage :

 

Dès que nous aurons réalisé de nouveaux caractères sur la base de la réorganisation des signes typographiques, il faudra nécessairement réorganiser le langage [14].

 

Le formatage de la pensée semble proche. Par ailleurs, l’idée d’une matrice transcendant l’histoire conduit à supposer l’existence de formes intemporelles et universelles – une forme d’essentialisme qui est à réinscrire dans le contexte utopique des avant-gardes et de l’arrière-plan idéologique qui les caractérise. Trop radicales, ces formes typographiques vont conduire les successeurs du Bauhaus, et autres typographes et artistes d’après-guerre, à rechercher ailleurs, en puisant dans les derniers caractères sans empattement du XIXe siècle, comme l’Akzidenz Grotesk, des formes plus nuancées pour objectiver une autre idée de la neutralité, représentée entre autres par deux caractères très légitimes : l’Helvetica et l’Univers.

 

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[6] L’ingénieur allemand Walter Porstmann, cité par Bayer dans son article, est à l’origine de la création des formats internationaux de papier dans les années 1920, et l’auteur d’une théorie sur les langues et les alphabets.
[7] Caractères sans empattements, les linéales sont aussi les « antiques » de la classification de Thibaudeau de 1921. J’utiliserai l’une ou l’autre de ces deux acceptions suivant le contexte.
[8] L. Mandel, Ecritures, miroir des hommes et des sociétés, Reillanne, Atelier Perrousseaux, 1998.
[9] H. Bayer, « Versuch einer neuen Schrift », Offset 10/1926, dans Gerd Fleischmann (éd.), Bauhaus, Drucksachen, Typographie, Reklame, Stuttgart, Oktagon Verlag, 1995, pp. 25-27.
[10] B. Warde, The Crystal Goblet or Printing Should Be Invisible, Cleveland, 1956. Cette métaphore du verre et du vin qu’il contient trahit un point de vue presque élitiste, réservant la compétence typographique aux initiés comme seuls juges de la justesse du choix typographique.
[11] E. Michaud, « Œuvre d’art totale et totalitarisme », dans l’Œuvre d’art totale, sous la direction de Jean Galard et Julian Zugazagoitia, Paris, Gallimard, 2003, p. 55.
[12] Ibid., p. 59.
[13] F. Richaudeau, La Lisibilité, Paris, Centre d’étude et de promotion de la lecture, 1969.
[14] H. Bayer, « Versuch einer neuen Schrift », art. cit.