La lettre dans les livres de dialogue
de Guillevic, un iconotexte au régime singulier

- Pierre Gérard-Fouché
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Fig. 4. Guillevic, Thierry Le Saëc, Vivre en profondeur, 2002

Fig. 5. Guillevic, Marie Alloy, L’éros souverain, 1995

Toutefois, et dans un souci d’exactitude, ces livres de dialogue pour lesquels le poème a été reproduit en texte, se révèlent assez rares dans le corpus. Tout au plus pouvons-nous mentionner les créations d’Anne Walker, de Bertrand Dorny ou de Julius Baltazar pour lesquels, de façon presque systématique, l’écriture participe pleinement du dispositif plastique — nous reviendrons plus loin sur quelques-uns. Parfois, c’est une certaine déférence vis-à-vis du poème et de son auteur qui guide le travail des artistes, comme ce fut le cas de Thierry Le Saëc, dont le Vivre en profondeur [11] (fig. 4) a inauguré sa propre maison d’édition. Dans ce livre, pour lequel le poème a été composé en Garamond corps 18 et qu’accompagnent quatre gravures inspirées par la figure de Saint-François d’Assise, la mise en page et la typographie évoquent directement cette disposition moyenne-haute  des recueils parus chez Gallimard. En effet, outre l’adoption du Garamond très proche visuellement du Didot, notamment en terme de contraste entre les pleins et les déliés, Thierry Le Saëc a choisi lui aussi de reproduire le poème en position moyenne-haute sur la page, de manière à préserver un équilibre entre l’espace occupé par son travail et celui qui sera dévolu au texte l’accompagnant..

Cette précision laisse entrevoir une nouvelle étape dans cette étude : la disposition d’une lettre sur la page constitue, au-delà de son dessin et de l’image poétique qu’elle aide à véhiculer, la première étape d’un processus de « ré-iconification ». En somme, trois questions président à la création typographique : 1) où déposer la lettre sur la page ; 2) quel dessin lui donner ; 3) quelle image participera-t-elle à véhiculer ? L’on pourrait alors envisager un rapprochement avec l’idéogramme ou le calligramme, mais cela serait faire un double contre-sens. Il n’est pas question de faire coïncider le dessin de la lettre avec le mot auquel elle appartient, de la même manière que la disposition du poème sur la page, certes réfléchie, ne s’apparente en rien à une volonté de correspondance entre le poème et son motif. Au contraire, pleinement conscient de la plasticité du geste de l’écrivain, Guillevic écrit de nombreux poèmes sur sa pratique qui consiste, selon lui, davantage à rythmer le blanc du papier, à le combattre à l’aide de l’encre, comme en attestent ces quelques vers :

 

Ecrire,

C’est poser,
Déposer sur la page,

Ce qui n’existait pas
Avant le sacrifice » [12]

 

C’est précisément avec les ouvrages pour lesquels les artistes ont recherché une typographie innovante que l’on prend pleinement conscience de ces processus concordants en jeu au sein de la lettre. Qu’il s’agisse de la tentative tout en contraste de Marie Alloy pour L’Eros souverain [13] ou du choix étonnant de la Normande pour la réalisation de Les Murs [14] par le typographe Joseph Zichieri, la lettre tend à devenir l’un des lieux prédestinés à la rencontre iconotextuelle. Marie Alloy a ainsi choisi de composer en Futura la suite de textes confiés en 1993 par le poète, tout en architecturant la page grâce à de grandes courbes. Caractérisée par une graisse homogène entre pleins et déliés, le Futura se distingue également par l’absence d’empattement, ce qui lui confère un aspect profondément vif tout en gardant une forme d’équilibre, d’assise. Or, ce choix n’est pas sans rappeler la technique de l’aquatinte avec laquelle Marie Alloy a composé ses courbes si douces, courbes voluptueuses creusées par la morsure de l’acide sur la matrice. Elle le revendiquait d’ailleurs : « j’ai choisi un format horizontal, une typographie pleine page dans l’estampe, avec la technique de l’aquatinte qui me permettait de concilier la fluidité du geste, de la vague amoureuse, avec la morsure de l’acide » [15]. Cette morsure de l’acide ne transparaît-elle pas à nouveau dans les saillances de chacune des lettres, quand la fluidité des courbes trouve un écho dans la rondeur des formes du Futura ? Alors que les corps s’embrasent dans une étreinte toute en volupté charnelle dans le poème de Guillevic, le Futura apporte un équilibre, une permanence que le travail plastique de Marie Alloy, de rondeur et d’acide, menace. D’ailleurs, Isabelle Ewig rappelait que « Le Futura peut néanmoins se lire comme […] la volonté farouche de simplifier la lettre et de la défaire de tout particularisme ou de toute connotation historique pour oser une forme archétypale élémentaire » [16]. On ne peut qu’en déduire que le choix de cette police vient à la fois renforcer la présence du texte, comme s’il tentait de résister à ce déchirement des formes au sein desquelles il prend place (fig. 5) :

 

« Nous abritons la réconciliation
Du proche et du lointain,

La flèche éblouie
Qui parcourt l’espace.

Nous ne baignons plus
Dans l’espace :

Nous sommes l’espace. » [17]

 

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[11] Guillevic, Thierry Le Saëc, Vivre en profondeur, Languidic, Editions de la Canopée, 2002.
[12] Guillevic, Inclus, Paris, Gallimard, 1973. p. 53.
[13] Guillevic, Marie Alloy, L’Eros souverain, Sandillon, Le silence qui roule, 1995..
[14] Guillevic, Jean Dubuffet, Les Murs, Monte-Carlo, Les éditions du livre, 1950.
[15] Marie Alloy, « Entre deux eaux », Nue, mai 2005.
[16] Isabelle Ewig, Thomas Gaehtgens, Le Bauhaus et la France, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2002. p. 172.
[17] Guillevic, « L’éros souverain », Relier, Paris, Gallimard, 2007, p. 747.