La lettre dans les livres de dialogue
de Guillevic, un iconotexte au régime singulier

- Pierre Gérard-Fouché
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Fig. 1. Guillevic, Jean Cortot, Echappées, 1995

Fig. 2. Guillevic, Jean Cortot, Echappées, 1995,
détail d’une vignette

Fig. 3. Guillevic, Jean Cortot, Echappées, 1995,
texte en fin de l’ouvrage

C’est Echappées, réalisé par Guillevic et Jean Cortot en 1995, qui met le regardeur sur la piste d’une redécouverte contemporaine par les artistes des possibles qu’offre la typographie dans les productions dites « de dialogue », unissant un peintre et un poète dans le cadre d’une œuvre commune [1]. Si l’on se concentre habituellement dans l’étude de tels objets sur la stricte correspondance iconotextuelle unissant une forme littéraire souvent poétique à son accompagnement plastique qui, dans une relation traditionnelle, est conçu depuis le texte, rares sont les analyses de la lettre et plus particulièrement de sa graphie. Pourtant, ainsi que l’avait remarqué Daniel Bergez, « la lettre est comme un dessin intégré dans le texte » [2], c’est-à-dire qu’elle synthétise l’union d’un fragment de mot et d’une image de ce fragment en un seul instant, en un seul lieu sur la page. Bien évidemment, on pourra objecter que Saussure et sa théorisation de la bi-axialité du signe était arrivé à la même conclusion il y a de cela quelques années maintenant, à ceci près qu’il n’est en aucun cas question ici du signe, mais bien de la lettre en ce qu’elle a de plus palpable, de plus concret dès lors qu’elle apparaît sous la forme d’un caractère de plomb que les typographes assemblent patiemment pour reproduire le texte des livres de dialogue. Souvent ignorée, alors que de nombreux artistes, plasticiens, photographes, graveurs et simultanément concepteurs de ces livres l’ont pourtant investie de manière à singulariser encore cette relation iconotextuelle, à la rendre plus complexe encore, allant parfois jusqu’à en faire le siège unique de la rencontre. Si bien que la conceptualisation de l’iconotextualité s’en trouve quelque peu bouleversée puisqu’il n’est alors pas question de faire se rejoindre entre eux deux éléments hétérogènes — un texte et une image — mais bien d’un processus inverse qui consiste à distinguer au cœur d’un objet homogène ou perçu comme tel, le fragment de texte et son image. Loin de chercher la rencontre iconotextuelle, nous favorisons la séparation. C’est cette promenade paradoxale que nous allons faire, à la redécouverte de la lettre en tant qu’iconotexte au régime singulier.

Mais avant, revenons rapidement à ce livre qui nous a mis la puce à l’oreille. Echappées [3] a été conçu en 1995 par Jean Cortot à partir d’un poème que lui avait confié son ami Eugène Guillevic. Cet ouvrage propose un dispositif somme toute traditionnel d’une suite de vingt-deux vignettes colorées à l’aquarelle dans lesquelles prend place le poème, suite qui se déploie face au récepteur selon un pliage accordéon, et complétée par une vingt-deuxième vignette accompagnant le colophon (fig. 1). Guillevic, selon une pratique assez fréquente dans son œuvre, a séparé chaque vers d’un blanc typographique. Ce blanc a souvent inspiré Jean Cortot puisque ses vignettes reprennent peu ou prou ce principe laissant en cela apparaître une césure chromatique à chaque changement de vers, selon un rythme tantôt binaire, tantôt ternaire (fig. 2). De sorte que l’architecture générale des compositions plastiques repose sur l’architecture propre du poème. Ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage, entre le texte reproduit dans les vignettes et le colophon, que ce statut si ambivalent de la lettre se voit littéralement matérialisé : alors que le colophon aurait dû suivre directement sur la dernière page, Jean Cortot a pris soin de faire reproduire à nouveau le poème dans son intégralité sur une double page, sans les vignettes cette fois-ci (fig. 3). Alors que les lettres participaient du dispositif plastique, devenant comme des composantes à part entière de ces vignettes et dont la disposition sur la page induisait pour une grande part leur construction, voici qu’elles s’émancipent. Outre la commodité de lecture qui s’en suit nécessairement, on peut légitimement se demander pourquoi une telle démarche, les deux textes étant alors rigoureusement identiques, bien que l’impression sur le récepteur du livre en soit toute différente. Et c’est bien sur ce point que le livre témoigne de son intérêt profond dès lors que l’on s’attarde un tant soit peu sur le la lettre. En considérant Echappées non plus selon la relation iconotextuelle qui se tisse entre les vers et chacune des vignettes, mais en observant cette fois le statut particulier dont jouit ici la typographie, on approche d’une certaine redécouverte de l’essence-même de la lettre. En effet, si les vignettes mettaient l’accent sur sa dimension iconique, typographique, cette reproduction finale insiste au contraire sur l’utilisation traditionnelle de la lettre en tant qu’outil, en tant que fragment de mot et bien plus encore en tant que système dont l’agencement savant finit par faire sens. Mais au-delà, compte tenu du caractère poétique du texte auquel nous faisons face, elle est bien plus qu’un vecteur de contenu textuel, elle devient l’outil de transmission d’une image poétique. Par conséquent, il apparaît à la lecture d’Echappées une double problématique déterminante dans le cadre de ces productions de dialogue et qui fait de la lettre simultanément le foyer intact d’une image plastique (le dessin de la lettre, en somme), et le vecteur fragmentaire d’une image poétique en tant que la lettre est par essence un fragment de mot. Elle semble accéder au statut d’iconotexte à part entière et au fonctionnement singulier, puisqu’en son sein texte et image se fondent sans pour autant s’annuler. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler ce court poème de Guillevic :

 

En toi,
Le monde se résume

Sans se réduire [4]

 

>suite

[1] Cette dénomination est empruntée au titre de l’ouvrage d’Yves Peyre, Littérature et peinture, le dialogue par le livre, Paris, Flammarion, 2005. Elle complète ainsi l’appellation générique « livre d’artiste », qui sied aussi bien aux accompagnements plastiques de textes antérieurs, à l’exemple des eaux-fortes de Picasso accompagnant Les Métamorphoses d’Ovide, que les productions d’artistes plasticiens parmi lesquelles Twenty six gazoline stations de Rusha.
[2] Daniel Bergez, Littérature et peinture, Paris, Armand Colin, 2006, p. 131.
[3] Guillevic, Jean Cortot, Echappées, Limoges, Editions Adélie, 1995.
[4] Guillevic, Alain Le Yaouanc, Magnificat, Paris, Carmen Martinez, 1977.