Note sur Leiris et les abécédaires
- Marianne Berissi
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Fig. 1. I. Paulini, Alphabet, lettre A, v. 1570

Fig. 2. Jules Blondeau et Mès, Alphabet de personnages,
v. 1840

Fig. 3. Bertall, ABC Trim. Alphabet enchanté, 1861

Michel Leiris a toujours porté une attention très grande au langage aussi bien dans son aspect sémantique que poétique, ce dont témoignent l’œuvre autobiographique ainsi que les glossaires publiés en marge de ses textes poétiques [1]. L’un des chapitres de La Règle du jeu intitulé « Alphabet » retrace l’archéologie de sa rêverie sur la lettre à partir des souvenirs liés à un abécédaire. L’enfant « mangeur de lettres » des biscuits Olibet accèdera, certes, à la valeur symbolique de la lettre, signe graphique servant à transcrire une réalité sonore de la langue, ou à « transcrire en images visibles le langage parlé » comme il le dit [2]. Mais il ne se départira jamais du désir de réinventer la langue dans tous ses aspects, en retrouvant, grâce au regard porté sur la lettre, les émerveillements de l’enfance. Cette attention aux deux composantes, sonore et visuelle, de la lettre chez Leiris témoigne d’une mise en relation du balisage alphabétique avec la réalité du monde propre à renouveler la trajectoire de la pensée. Il adopte, ce faisant, la démarche évoquée par Massin :

 

Perceptible, mais invisible, muette, mais projection mentale de la parole, la lettre n’a pas, sur le papier, d’autre épaisseur que celle de l’encre. Pourtant, il suffit d’arrêter dans sa course la mécanique un peu folle de la lecture, de démanteler la combinatoire de la phrase et de desserrer le corset du mot, pour parvenir à la lettre [3].

 

En correspondance avec cette conscience de la lettre, Leiris choisit de pratiquer une forme ancienne de dictionnaire, le glossaire, qu’il s’emploie à renouveler. Dans toutes les entreprises de déconstruction des objets de savoir sur le monde ou sur la langue que sont ses dictionnaires, comme celui de la revue Documents et ses autres glossaires, Leiris s’attache à dévaloriser l’accès au sens pour lui préférer, en poète, un accès plus immédiat au mot et à la chose dans un rêve de transparence du langage où la raison ne vienne point faire obstacle. Il s’explique de ce choix dès 1925, dans la préface de Glossaire, j’y serre mes gloses : il y justifie son invention d’un nouveau type de dictionnaire dans lequel chaque mot est considéré comme un ensemble de syllabes, particules sonores dépourvues de sens. Cette remise en question de l’étymologie et du nominalisme conduit Leiris à proposer, dans un mouvement de résistance à l’arbitraire du signe, une démarche qui renoue avec l’archaïsme de la langue en inventant un rapport renouvelé entre la lettre et le monde.

Selon le procédé bien connu des leirisiens, le Glossaire substitue à la définition sémantique du dictionnaire une association de mots dictée par le son ou la prononciation de la lettre. Michael Riffaterre qualifie ce procédé d’« épellation lexicalisée, qui transforme en mots la prononciation des lettres du mot générateur : cheval, C (c’est) HEV (achevé) AL (à ailes), galimatias qui se veut définition de Pégase » [4]. Le lecteur trouve, par exemple, les définitions suivantes qui se réduisent à des épellations lexicalisées :

 

Cœur – c’est haut! Sa cohue erre [5].
Lueur – aile eue, œufs eus : air [6].
Nid – aine idée [7].

 

Dans ses jeux de mots, ressurgit vraisemblablement un procédé éprouvé datant de son apprentissage de la lecture : celui de l’épellation. On peut supposer que Leiris a été soumis à cette méthode qu’il retrouve avec jubilation dans ses glossolalies. Aussi est-ce souvent le principe paronomastique qui prévaut dans les définitions du glossaire, comme un hommage à l’enfance et « aux monstres » lexicaux inventés.

Leiris associe souvent ainsi, dans ses textes autobiographiques, la description d’un mot à la fois aux sonorités des lettres qui le composent et à un référent réel, comme pour le jour de Pâques : « nom craquetant comme du sucre, avec un â bien circonflexe qui s’arrondit dans la bouche avec son œuf garni de festons » [8]. L’écrivain parvient alors, dans ce mouvement subversif, bien évidemment hérité des pratiques surréalistes, à libérer le langage articulé des contraintes qui le régissent.

Pour parvenir à la composition de ses glossaires, Leiris a gardé en mémoire le principe de composition hérité de la nature iconique des lettres qui régit les abécédaires et qui, à toutes les époques, a donné lieu à des tentatives pour rejoindre la dimension figurative des signes abstraits de l’alphabet, soit en ornant les dessins des lettres comme dans les lettrines enluminées, soit en donnant corps à la lettre, à l’exemple de l’alphabet du graveur italien Paulini (fig. 1), soit en associant par souci pédagogique la lettre à un mot-image qui la contient et la représente en même temps.

Dès lors, le lecteur de La Règle du jeu, devenu spectateur, est invité à contempler le kaléidoscope des images d’un abécédaire illustré qui ne peut manquer de rappeler les publications qui ont foisonné à la fin du XIXe siècle :

 

Très naturellement, l’A se transforme en échelle de Jacob (ou échelle double de peintre en bâtiment), l’I (un militaire au garde-à-vous) en colonne de feu ou de nuées, l’O en sphéroïde originel du monde, l’S en sentier ou en serpent, le Z en foudre qui ne peut être que celle de Zeus ou de Jéhovah [9].

 

Ces considérations évoquent, par exemple, les figurations des lettres A et I dans l’alphabet de Jules Blondeau et Mès (fig. 2). Bien qu’il soit impossible de savoir si Leiris enfant a eu entre les mains l’alphabet enchanté de Bertall, publié en 1861, on peut trouver des similitudes troublantes, en forme de réminiscence, entre son approche de la lettre et cet ouvrage destiné à enseigner l’alphabet sans douleur aux enfants, ainsi que l’indique la page de titre : « Plus d’enfant récitant ses lettres de travers ! En une heure on apprend l’alphabet et cent vers ! » La lettre S (fig. 3) est, par exemple, accompagnée des vers suivants où on retrouve, outre le chemin et le serpent évoqués par Leiris, la réalisation sonore de la lettre :

 

Ce serpent qui serpente et qui siffle sans cesse
A bien le sifflement et la forme de l’S.

 

>suite

[1] M. Leiris, Mots sans mémoire, Simulacre, Le Point cardinal, Glossaire, j’y serre mes gloses, Bagatelles végétales, Marrons sculptés pour Miro, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1998.
[2] M. Leiris, Biffures, La Règle du jeu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 34.
[3] Massin, La lettre et l’image, Paris,Gallimard, 1970, p. 19.
[4] M. Riffaterre, « Pulsion et paronomase : sur la poétique de Michel Leiris », dans P. Aron et E. van der Schueren (dir.), Michel Leiris, Editions de l’Université de Bruxelles, 1990, p. 181.
[5] M. Leiris, Glossaire, j’y serre les gloses, Op .cit., p. 80.
[6] Ibid., p. 96.
[7]  Ibid., p. 100.
[8] Biffures, Op .cit., p. 25.
[9] Ibid., p. 38.