La relation de voyage et la carte
- Hélène Richard
_______________________________
pages 1 2 3 4 5
ouvrir le document au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. les globes de Coronelli à la BnF

Fig. 2. Cartouche du voyage de Magellan

       Prétendre parler des rapports entre cartes et voyages est s’engager dans un discours sans fin, que l’on s’intéresse à la carte comme synthèse des voyages qui ont permis de l’améliorer, voire de la dresser, ou qu’on la considère comme l’outil indispensable pour accomplir un périple. Je ne m’intéresserai donc ici qu’à un aspect très particulier de cette relation, puisque je voudrais me contenter de montrer comment sont marqués sur les cartes les voyages qui ont servi à les construire : usage du texte, intégration d’images ou tracé complémentaire. Je me limiterai en outre à la présentation de cette relation dans trois documents qui, entre les années 1680 et 1780, utilisent pour ce faire des techniques très différentes. Il s’agit du grand globe terrestre de Coronelli, construit pour Louis XIV en 1681-1683, du globe terrestre publié par Didier Robert de Vaugondy en 1751 et de la carte manuscrite dressée par Jean-Nicolas Buache de La Neuville en 1785 pour le voyage de Lapérouse. Ces documents sont différents également par leur époque, puisque le premier relève de la « cartographie baroque » et les deux autres de la cartographie scientifique développée en France à la suite des travaux de l’Académie, résultat de la volonté du gouvernement qui les a initiés. Ils diffèrent aussi par leurs destinations, représentant les divers usages de la carte : objet d’affirmation de prestige, cartographie imprimée pour permettre une large diffusion ou objet destiné à accompagner une opération particulière et actualisé grâce aux dernières informations disponibles.

       Le grand globe terrestre de Coronelli (fig. 1) est l’un des éléments de la paire (céleste/terrestre) commandée au cosmographe vénitien par le Cardinal d’Estrées, alors ambassadeur du Roi à Rome, afin de les offrir en présent à Louis XIV [1]. Les sphères gigantesques, de près de quatre mètres de diamètre – les plus grandes jamais construites –, devaient donner l’image la plus précise possible de l’ensemble du monde, avec une qualité esthétique aussi exceptionnelle que la taille des globes. Cette exigence a une influence sur la présentation des informations qui doivent s’inscrire dans un vaste programme iconographique, particulièrement important pour le globe terrestre aux multiples intervenants (cartographie, miniatures, lettres, grandes peintures...).
      Pour la réalisation de l’ensemble du tracé cartographique du globe, Coronelli s’appuie sur les cartes alors largement diffusées en Europe [2], celles du hollandais Blaeu ou celle du français Nicolas Sanson. Mais ces tracés généraux sont corrigés par des découvertes plus récentes issues des voyages dont les résultats ont pu être à la disposition de Vincenzo Coronelli. Ainsi, pour le détroit de Magellan, il a bénéficié de la carte issue du voyage que venait d’effectuer le bâtiment anglais Sweppstael. Coronelli fait référence à ce voyage par un texte qui est placé à l’ouest de la côte du Chili, dans l’Océan Pacifique [3] (fig. 2).
       Le commentaire est copié dans un cartouche très décoré de feuillages stylisés qui est posé sur le bleu de la mer, sans lien direct entre l’espace géographique concerné et les renseignements fournis qui sont la justification du tracé adopté. En voici le texte :

 

       Explication des remarques du détroit de Magellan. J’ai dressé le plan de ce détroit sur une carte de douze pieds de long qui ne comprend que la description de ce détroit. Cette carte est dans le cabinet de Mr le Marquis de Seignelay [4] (...). Elle a été faite sur les mémoires du capitaine Jean Narbrough qui passa ce détroit sur le Sweppstakel, vaisseau de Charles II roi d’Angleterre l’an 1670 & vérifiée par la Relation du voyage de l’Amiral George Spilberghen fait l’an 1615 dans le mois d’avril [...].

 

       Ce texte est le justificatif du trait de côte, mais il n’est pas conçu comme une légende ; c’est l’un des éléments du discours du globe, égrené sur la surface de la terre [5]. Les cartouches de ce type foisonnent et font pour la plupart référence à des voyages, source de l’information géographique et aussi – et surtout ? – du merveilleux qui se dégage de ce monde offert au plus grand souverain du monde [6].

 

>suite
[1] Après de nombreux déménagements et de longs séjours en caisse, les deux globes de Louis XIV ont été installés dans le Hall Ouest du site François Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France.
[2] Sur l’histoire des globes de Coronelli et leur réalisation, voir les actes du colloque qui s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France en mars 2007, à paraître en 2008.
[3] Ce cartouche se trouve tout proche de la grande peinture de l’allégorie des quatre continents qui couvre en partie la Nouvelle-Zélande et en particulier sa côte orientale, inconnue.
[4] Jean-Baptiste-Antoine Colbert de Seignelay (1651- 1690), fils aîné de Colbert, fut chargé par celui-ci de le seconder dans les affaires de la Marine dès 1672. En 1683, à la mort de son père, il lui succéda dans presque toutes ses charges. C’est comme ministre de la Marine qu’il disposait de la documentation cartographique dont Coronelli a pu bénéficier.
[5] Christian Jacob, L’Empire des cartes, Albin Michel, « Bibliothèque Albin Michel Histoire », Paris, 1992, p. 322.
[6] Voir la communication de Franck Lestringant dans les actes du colloque à paraître, cf. supra.