Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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Fig. 19. Table accompagnant la carte du royaume d’Antangil

Fig. 20. Fr. de La Guillotière, 7e feuille de la Charte de
France, 1632 (détail)

       A côté de son « carré longuet », comme le livre qualifie le royaume, d’autres rectangles ont été disposés : trois colonnes de nombres et de noms fournissent la table. Ainsi le grand rectangle du grand royaume d’Antangil se décompose en trois autres rectangles où l’auteur a consigné tous les noms que la carte n’a pas pu, faute de place suffisante sans doute, inclure. Une nomenclature de chiffres dans l’image introduit les noms de la table. La table déplie donc la carte, étant elle-même une sorte de page dépliée en trois parties égales et bien rangées (fig. 19).
       Cette scrupuleuse rationalisation fait lire la carte : la table balaye en effet l’étendue cartographique, elle classe ses informations et fixe autant de références pour la description qui arrive. Les noms, expressions de la maîtrise du langage, font donc transition avec les mots dont le texte est fait. Ils seront eux-mêmes repris quand l’auteur voudra décrire plus précisément le royaume et éclairer le lecteur. Quelquefois ces noms ne reviendront pas, le descripteur renvoyant son lecteur à la carte elle-même : « Tout du long il y a plusieurs isles plaisantes et fertiles de diverses formes et grandeurs, dont on apprendra les noms dans la carte mise au commencement de ce livre » (5-6/31). Les chiffres, quant à eux, relient la carte et la table : ils conjoignent emplacements et noms, ils indexent de manière cataphorique l’image pour l’articuler avec la toponymie et la toponymie elle-même sert de relais au discours.
       L’auteur a donc préféré à l’inscription directe des noms dans la carte comme on la voit dans cette carte profuse de La Guillotière (fig. 20), un jeu de renvois au moyen de chiffres : cent vingt-neuf noms en tout sont mis en colonnes. La liste, où prévaut la quantité, n’est pas dressée au hasard. Elle débute en effet par la mention de l’île de Corylée dont le nom paraît vouloir combiner suggestion de féminité (korè, la jeune fille) et idée de sommet (koryphè) ; il réinscrit en outre dans ce simulacre de nom grec étonnamment introduit au départ d’une liste où prévalent les noms à consonance indienne, le mot même d’« île » (Corylée). La table fait ensuite remonter la carte par le golfe et les voies d’eau pour atteindre la ville principale (Sangil). De là, elle recense d’autres villes, non toutes les villes du royaume mais une bonne centaine.
       La table dessine dans la carte un parcours élaboré symboliquement. Elle ne se contente pas en effet d’élucider le code cartographique et de mettre les informations en ordre, c’est-à-dire en chiffres et en noms. Elle ne tient pas seulement un discours assertif en nommant les éléments ou un discours prescriptif en désignant ce qui doit être vu. Son énoncé est éidétique : il dévoile la vérité de la carte. Il ajoute une signification mythique et dégage un parcours imaginaire. De l’île aux eaux vives (les fleuves), des fleuves à la capitale, enfin de la capitale aux autres villes, la carte des noms planifie une fondation. Elle débute par l’île, forme à la fois initiale et résultante de l’utopie ; elle y trouve, en une clôture absolue, origine et achèvement. Dans sa construction symbolique, la carte se poursuit par l’élément aquatique dynamisant et fécondant qui produit Sangil, centre du pays, siège politique et cœur religieux de la construction utopique. Puis la table présente le nom des deux lacs venus s’intercaler entre les fleuves, la capitale et les autres villes. Mélangeant le pouvoir de l’eau et le dessin apaisant, déjà maîtrisé, de l’île, le lac relance l’acte de nomination : à partir de la capitale associée à l’eau défilent les autres cités. La table est en conséquence une image de l’Etat associée au travail génésique des schèmes imaginaires (île-eau-ville). Sa lecture est encore gouvernée par le choix politique d’une très forte centralisation du pays c’est-à-dire d’un assujettissement des vingt-six provinces à la Capitale.
       La table de la carte d’Antangil parcourt tous les possibles de la table : table de calcul ou table des matières, elle est ainsi la table d’attente du discours qui va ensuite s’écrire en reprenant l’acte de nomination et en le développant à l’échelle de tout un texte. Elle est le premier stade de remise en mots de la carte qui, elle, n’en présente aucun. Elle attribue des noms aux choses et reprend en quelque sorte la parole au regard. Coupant dans la nappe mouvante de l’image, elle structure le visible et isole distinctement des segments nominaux. Son classement inaugure un syntagme puisqu’il donne à la virtualité descriptive ses repères et qu’il raconte déjà implicitement l’origine symbolique du royaume d’Antangil, de l’île aux villes. Description et récit se préparent donc dans les noms. Mais la grille de la liste qui met en série les éléments ne suffit pas à les qualifier ; elle leur donne d’abord ordre et quantité. Les intervalles de la série, les blancs qui espacent les noms, les plis aux bordures des colonnes supposent un déroulement, une dérivation de la langue sur les bases de la structure et de la nomination. L’architecture en colonnes de la table sert donc de fondation et d’armature au texte qui va la remplir.
       La description d’Antangil enseigne que, sous sa forme matérielle, la table est utilisée comme un instrument essentiel de la pratique politique. Lors des réunions du Conseil notamment, le roi a devant lui une « table couverte d’un tapis de velours verd » : il s’en sert pour « cotter les opinions d’un chascun, ou quelque notable sentence » (41/52). Les juges dans chaque palais reproduisent ce cérémonial de l’écriture mais leur table, elle, est recouverte d’un « tapis d’écarlatte » (55/60). Surfaces d’écriture où sont consignées les lois, tables de la loi en somme, les tables du pouvoir définissent l’assise politico-juridique de la monarchie d’Antangil. Dès lors un discours est possible sur ce pays puisqu’il est régi lui-même par les lois du discours. De séances en séances, le roi-juge écrit la vie sociale, il recueille les minutes de son règne mais il le fait dans le cadre d’un texte déjà écrit : le royaume n’est pas une œuvre ex nihilo, son existence varie ou répète à l’infini le premier texte de ses lois fondamentales. Au voyageur de noter ce texte, de le transcrire et de lui donner le relief d’un éloge pour encourager son imitation.
       La volonté d’exemplarité est une des leçons du royaume. Ainsi, outre les peintures édifiantes qui agrémentent notamment certaines salles du palais, « par le milieu du frontispice est une grande table de marbre noir, où sont gravez en lettres de bronze doré, des tiltres à la louange du Roy, et du public » (35/48). De même, au centre du frontispice de l’Académie, de « grandes tables de marbre noir » font lire « en lettres de bronze doré des élégans vers à la louange de l’Académie et des inventeurs d’icelle, et le temps auquel elle fut édifiée » (119/96). D’autres vers à l’intérieur sur de semblables tables de marbre noir offrent au regard des vers en hommage à tous ceux qui ont glorieusement servi Dieu, le roi et la patrie (119/96).
       Le monde d’Antangil ne supprime pas les beautés de la représentation. Son austérité militaire n’empêche pas le souci d’une mise en scène féerique du politique. Soutenu par un ordre géométrique et arithmétique, le royaume éblouit partout le regard : il multiplie les scènes d’apparat, il soigne les décors des moments politiques. A l’instar du « Centmillenier » (71/69), ses officiers sont richement vêtus avec de subtils dégradés de couleurs et une abondance de détails. Equilibrant l’ordre préclassique et la magnificence baroque, le palais royal, dessiné en carré et de style corinthien, montre des variations de perspectives, grandes et petites pièces ne se voyant pas à égale distance ; il est empli d’ornements de boiseries et de pièces ouvragées d’une grande finesse. La terrasse sur le dessus du palais est cimentée de sorte que l’eau ne pénètre pas les voûtes « mais coule en bas par certains petits canaux par dedans les murailles » (36-37/49). On croirait reconnaître dans cette dernière image une projection de la carte, irriguée d’eau, sur le support architectural. De fait, l’aspect de la carte d’Antangil déclinée par ses qualités de recouvrement, de multiplicité, d’arborescence semble continuer d’agir dans plusieurs descriptions des éléments du royaume.
       Ainsi l’ordonnancement du discours descriptif ne refoule pas la plénitude euphorique de la carte. Au contraire, par rapport à la table, la description retrouve le buissonnement cartographique, elle puise à sa richesse pour embrasser toute l’étendue de la réussite d’Antangil et rendre hommage à un monde qui ne saurait se résumer simplement au catalogue de ses noms. Cet enrichissement par les formes et les couleurs que les descriptions ont pour tâche d’obtenir est le mode même de la représentation politique, forme de sémiocratie où l’intensité de la représentation et ses charmes visibles prouvent le pouvoir de l’Etat.

 

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