Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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Fig. 16. Ch. Estienne, De dissectione partium
corporis humani libri tres
, 1545

       Le texte utopique ne raconte rien, il note un objet de curiosité et le soumet à des opérations de parcours immobiles. Dans le royaume d’Antangil, les déplacements ne sont pas traités comme des promesses romanesques, ils n’engendrent pas des personnages pour qui se répondraient points de départ et points d’arrivée en fonction de processus de transformations actantielles. Si la question des trajets n’est pas ignorée de l’auteur du livre, elle n’est considérée que comme un problème de police : le chapitre XVII du Livre second examine en effet les voyages pour les classer en cinq catégories [29] et il détaille l’architecture pratique des hôtelleries. La carte n’est donc pas à suivre comme s’il s’agissait d’un plan narratif, elle introduit des règles taxinomiques qui définissent le régime de vie utopique.
       La carte, dessin et dessein, embraye un projet : celui, actualisé par le livre, de décrire le royaume d’Antangil et de faire connaître un programme de gouvernement transposable dans la réalité. A la limite, la carte est destinée un jour à se poser comme un calque sur une nation qui aurait la sagesse d’en suivre la proposition utopique. L’image est donc matrice comme site intentionnel et pré-texte du possible ; elle est le lieu de travail et de naissance du texte, lieu de travail et de naissance du politique.

 

Le corps politique d’Antangil

 

       La dimension matricielle de la carte n’est pas seulement une métaphore : par son dessin, l’image évoque effectivement une matrice. Une fois encore, l’île d’Utopia, en forme de « croissant de lune » [30], remplit le rôle d’image archéologique (ou précisément matricielle) : son golfe central, « vide pour accueillir mais aussi vide pour engendrer » [31], spatialise l’avènement d’un autre monde. Mais le ventre d’Utopia, défendu par des écueils et des bancs de sable, est fermé sur ce qu’il porte, il se donne refuge en lui-même. Inquiète d’affronter le réel et l’Histoire, l’île de More est un univers-fœtus plus que la promesse d’un accouchement. Moins creusé en son centre, ayant perdu la rondeur du ventre, le royaume d’Antangil conserve néanmoins l’axe central d’une ouverture conduisant à un centre intérieur, où a été érigée pour capitale « la grande ville de Sangil ». Sa carte semble obtenue d’après l’anatomie d’un corps : elle est zébrée de veines, de vaisseaux ou de nerfs, sa texture visuelle est assimilable au grain d’une muqueuse. Carte ou planche anatomique (fig. 16), l’image ne distingue plus dedans et dehors (cette limite est transférée vers le cadre) : elle expose aux yeux la surface d’un pays comme elle sonderait une intimité organique.
       Le point de vue sur Antangil étant celui d’une révélation, la carte l’exprime comme si elle soulevait la peau d’un corps afin d’atteindre ses merveilles intérieures. Le voyageur pénètre un monde : faute d’être allé le voir, il pousse au plus loin la découverte fictive dont la carte est le témoin et le programme en entrant non pas dans le pays réel mais dans ce qui le constitue substantiellement. La description politique suivra ce geste d’approfondissement : elle décomposera, anatomisera la logique, les réseaux, le système de l’admirable corps social d’Antangil.
       Pour l’annoncer, la carte démultiplie les formules sensibles de l’organique : l’éclos, le grouillant, l’hérissé, l’essaimé, l’enchevêtré sont quelques-uns des phénomènes aspectuels qu’anime l’image. Les voies d’eau concentrent particulièrement ces effets sensoriels [32]. Elles circulent dans Antangil ou mieux elles grouillent, se dispersent, découpent les paysages et pointent partout en inondant la surface. Elles relient et intègrent tous les points, les points locaux (ville, mer, montagne, lac...) et les points élémentaux : les rivières et les lacs tombent en pluie dans la mer, ils coulent de la minéralité des montagnes... Elles-mêmes arborescentes, elles accrochent les zones forestières. L’eau draine l’espace, créant au passage îles, côtes, golfes intérieurs. Elle donne vie et mouvement à ce qui pourtant ne cesse d’être, sur la carte, immobile.
       Les traits vifs des hachures, utilisées pour traduire l’illusion du relief montagneux ou les ondes, sont des semences visuelles : ils encouragent, en « rafales perceptives » [33], l’activation cartographique. Ils signalent ainsi la puissance d’intensité de ce milieu qu’est la carte. On les voit scander le rythme d’une énergie qui irradie la totalité de l’événement sensible. Les variations de leur dessin sont au final innombrables, charriées par les canaux liquides : lignes plus ou moins segmentées, plus ou moins droites, zébrures, points...
       La carte est une belle noiseuse : elle montre le bruit d’un corps dans lequel travaillent le multiple et le complexe. Ce tumulte, traduit visuellement, est pour Antangil un bruit de fond génésique. Au Livre second, en effet, l’auteur évoque l’origine du royaume. Il rappelle qu’en ses premiers temps, deux mille deux cents ans auparavant, Antangil était divisé en différents territoires sous les régimes variés de rois, de seigneurs ou de républiques. En raison de ces ferments de discorde, les débats et les guerres étaient le cours ordinaire de la vie du pays. La création du royaume unifié a lieu sous l’impulsion des plus sages « ennuiés de ce continuel désordre » (18/38). Décidés à mettre fin à l’état de guerre permanent, ces philosophes exhortent les princes à trouver une issue à la confusion. Tous s’assemblent donc en un lieu neutre d’où le nouvel espace d’Antangil, espace politique policé, va naître. Par suspension et conversion des forces dissolvantes et par institution d’un pouvoir commun, ils obtiennent les principes d’un gouvernement où le bien collectif prévaut enfin sur les intérêts particuliers. Les guerres avaient fini par ravager le pays et le muer en une « terre déserte » (18/38) : sur ce vestige, à rebours de l’action des hommes qui se détruisent faute d’ordre, la sagesse refait un monde neuf. Ainsi Antangil sort de l’Histoire qui le menait à sa disparition : depuis cette date, miracle au regard des civilisations, la constitution du royaume est restée inchangée tant chacun a pu éprouver sa « perfection » (19/39).
       La diversité n’est pas exempte du système politique d’Antangil. Au contraire, le royaume est divisé en provinces, chaque province possède une capitale qui elle-même régit une centaine d’autres villes. Toute une gamme de divisions administratives complète un dispositif dominé par des conseils dont le plus important, le Conseil de la Majesté royale, élit le roi. Cette organisation politique que l’auteur se plaît à décrire dans ses moindres rouages est l’antidote au brouhaha originel d’Antangil : elle repose sur une régulation de la pluralité qui à la fois garantit la bonne représentativité de l’Etat et le fort assujettissement de ses membres. La société d’Antangil dépend d’une hiérarchie équilibrée à tous ses niveaux. En elle, le multiple s’est rationalisé, il s’est soumis à des lois. La collectivité humaine a su se doter d’une structure qui canalise son énergie et la représente dans une unité politique.
       La carte en est la métaphore. Elle comporte encore la trace de l’origine chaotique d’où s’est extrait le modèle : elle en remémore le souvenir dans ses linéaments et ses convulsions locales. Mais le cadre vient mettre de l’ordre : il corsète l’image, retient ses virtualités de débordements et il assigne un axe. C’est encore une des justifications concevables de l’inversion des coordonnées géographiques : faire voir un monde politico-géographique car, orientée du sud au nord et donc de haut en bas selon une déclivité qui précipite les eaux des montagnes jusqu’à la mer, la carte construit un plan physique qui exprime l’ordre politique pyramidal de la société utopique.
       Le corps de la carte représente le corps social à partir du corps physique et même physiologique : l’eau qui baigne le pays court comme le sang de son corps – la capitale se nomme significativement Sangil – et ce sang connaît une transsubstantiation politique. Mais dans l’utopie d’Antangil, le rapport à la nature est double. Le Livre premier l’atteste, le royaume bénéficie d’une nature enchanteresse, exubérante. Une extrême diversité la caractérise : en raison de la situation géographique, étendue « en sa longueur du Pôle Antarctique, jusques à six degrez par deça le Tropique de Capricorne » (3/30), tous les climats sont déclinés et Antangil possède « tout ce que les autres contrées n’ont qu’en partie » (3/30). Les terres sont d’une extraordinaire fertilité, des espèces innombrables prospèrent dans les fonds marins...

 

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[29] « La manière donc qu’on tient pour voiager, est en cinq sortes : la première sur chevaux de carosses qui sont aux particuliers ; la seconde, sur coches et carosses de louage, la troisiesme, sur chevaux de relais : la quatriesme, en poste ; la cinquiesme, en chaires et lictières » (65-66/66).
[30] Th. More, L’Utopie, Livre second, Paris, Garnier, « Garnier Flammarion », 1987, p. 137.
[31] L. Marin, « Discours utopique et récit des origines. De l’Utopia de More à la Scandza de Cassiodore-Jordanès », dans De la représentation, Op. cit., p. 108.
[32] La Grande Jave est, rappelons-le, une création des hydrographes (voir M. Pelletier, Cartographie de la France et du monde de la Renaissance au Siècle des Lumières, Paris, Bibliothèque nationale de France, « Conférences Léopold Delisle », 2001, pp. 16-17).
[33] M. Serres, Genèse, Paris, Grasset, 1982, p. 20.