Cinégraphie, ou la marge à dérouler
-Christophe Wall-Romana
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Fig. 4. Jules-Étienne Marey, Le Mouvement


Fig. 5. Frankétienne, L’Oiseau schizophone

       Si, en tout état de cause, il nous semble clairement établi que Mallarmé s’est intéressé au cinéma, dans quelle direction poétique précise cet intérêt allait-il ? Revenons à la préface d’ Un Coup de dés puisqu’elle recèle cette théorie de l’espacement par quoi la page, depuis ses marges jusqu’à ses interlignes, participe du sens général et potentiel du poème :

 

[...] le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture. (...) Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, (...) de traits sonores réguliers ou vers (...) l’instant que (...) dure leur concours (...) c’est à des places variables (...) que s’impose le texte. L’avantage (...) de cette distance copiée (...) semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement (...) d’après la mobilité de l’écrit (...) et la portée (...) notera que monte ou descend l’intonation [12].

 

Avec l’extrait de l’article de 1893 d’Uzanne cité plus haut, ce passage a en commun une série de mots : « son / sonore », « successifs / succession », « mouvement / mouvement », « accélération / accélérer », « copiés / reproduisent », « notés / notera ». De façon assez remarquable, Edison et Mallarmé tous deux entrevoient un nouveau média ou genre à la fois visuel et sonore. Mais pour revenir à la marge, à l’espace de la page, au papier lui-même, il est encore plus remarquable que cette théorie de l’émargement du texte sonorisé corresponde de très près à la description de l’odomètre (fig. 4) donnée en 1894 par l’un des inventeurs de la chronophotographie, Étienne-Jules Marey :

 

Supposons qu’une horloge conduise, d’un mouvement uniforme, une bande de papier ; une plume fixée au-dessus de cette bande s’abaisse et se relève tour à tour à des intervalles et pendant des durées variables ; les contacts de cette plume avec le papier qui marche laisseront leur trace sous forme de traits, plus ou moins espacés et plus ou moins longs, qui en exprimeront la succession et la durée [13].

 

Une deuxième série sémantique est commune à Mallarmé et Marey : « espacement / espacés », « papier / papier », « succession / succession », « traits / traits », « réguliers / uniforme », « dure / durées », « variables / variables », « mouvement / mouvement », « monte ou descend / s’abaisse et se relève ». Dans cette invention de Marey, qui reprend sa propre invention du film chronophotographique déroulé de manière à produire l’impression du mouvement vers 1890, c’est le papier qui se meut. Mallarmé dit seulement que « le papier intervient » et mentionne au contraire « la mobilité de l’écrit ». Il est vraisemblable que Mallarmé ait lu l’opuscule de Marey [14], considéré sans doute comme l’ouvrage théorique de référence du cinéma naissant, et qu’il s’en soit inspiré en proposant une poétique de la page où le mouvement réel du papier serait translaté ou transfiguré en une marge dynamique-à proprement parler cinégraphique [15].

       De toutes les réponses à l’enquête, Ibels, dans son texte introductif du Mercure de France, retiendra la proposition de Mallarmé qu’il met en scène en un discours entre deux personnages :

 

- Parfaitement, monsieur, le roman futur, croyez-moi, se servira de la photographie [...] s’agrandira dans le Livre, aura même du relief au stéréoscope [...]
- Le roman futur sera-t-il selon vous le cinématographe ? hasardai-je.
- Parfaitement, approuva Van Pusch [16].

 

       La mention du Livre avec une majuscule laisse peu de doute au lecteur averti du Mercure qu’il s’agit bien du grand œuvre idéal de Mallarmé. Bien que le cinéma d’aujourd’hui donne pleinement raison à Van Pusch / Ibels, le propos de Mallarmé n’est néanmoins pas (ou pas seulement) macluhanien avant l’heure - le cinéma comme devenir du livre - mais bien poétique. La cinégraphie comme devenir de la poétique. C’est ce que confirme le poète haïtien Frankétienne qui reconduit remarquablement la même idée - et il semble sans connaissance directe du texte d’Ibels - avec des propos tout à fait similaires dans l’introduction de son grand œuvre à lui, L’Oiseau schizophone, commencé en 1986. On y retrouve un dialogue entre deux personnes sur le futur - on pourrait dire le futur antérieur - du livre :

 

- Et alors qu’est-ce qui remplacera le livre ?
- Le cinéma concret des faisceaux vibratoires émis par de puissants projecteurs cérébraux.
(...) l’animation magique des images mentales (...)
- Vous croyez cela possible réellement ?
- Ce sera le psykinérama (...) le cinéma des rêves en projection concrète. Le cinéma des âmes en connexion directe [17].

 

Bien entendu, ce qui nous parvient à nous lecteurs, c’est bien un livre, envoyé des marges même de l’Histoire, celle du grand déni colonial français de l’esclavagisme génocidaire en Haïti. L’Oiseau schizophone est d’ailleurs un livre dont le texte, travaillé de l’intérieur par une virulence qu’objectifient de violents dessins à l’encre, empiète imperceptiblement sur les marges, comme pour se donner à lire à la fois comme « ouragan de cris effervescents gonflés de rage poétique » (p. 12) et cependant effervescence contenue, centripète, incarcérée (fig. 5). Le texte qu’on lit, en effet, est celui de l’écrivain Prédilhomme, « condamné à manger son livre, feuille par feuille » (p. 5) par les agents du gouvernement zozobiste, et ce jusqu’à la mort : non seulement la lecture devient l’ombre de la torture, mais elle enferme le texte en lui-même, empoisonné dans et par ses propres marges.

 

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[12] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes [1945], éd. cit., p. 455.
[13] Étienne-Jules Marey, Le Mouvement [1894], Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 22.
[14] Le livre de Marey se trouvait-il dans la bibliothèque de Mallarmé ? Uzanne, Huret, ou Nadar le lui auraient-ils prêté ?
[15] Dans le sens que nous lui donnons ici, la cinégraphie correspond à la notion de « cinéma étendu » que développe Philippe-Alain Michaud pour les arts visuels dans son livre récent Sketches. Histoire de l’art, cinéma, Paris, Kargo/L’éclat, 2005.
[16] André Ibels, « Enquête sur le roman illustré par la photographie », Mercure de France, janvier 1898, p. 101.
[17] Frankétienne, L’Oiseau schizophone, s.l., Édition des Antilles, 1993, p. 8.