Cinégraphie, ou la marge à dérouler
-Christophe Wall-Romana
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       A. Octave Uzanne, ami proche de Mallarmé, publie dès 1893 un article à la une du Figaro qui rend compte de son voyage aux Etats-Unis où il découvre le Kinetograph d’Edison. « Une visite chez Edison » (Le Figaro, 8 mai 1893, p. 1) contient ainsi probablement la première description précise du dispositif et de l’effet cinématographiques :

 

...ma prochaine invention [...] c’est le.
Il [Edison] me lance un mot que je ne saisis point, je lui passe mon carnet et il y écrit : KINETOGRAPH. Sous le mot Kine il crayonne : motion ; sous le mot graph  : record. J’interprète : Enregistrement du mouvement.
- Le kinetograph sera pour l’œil, continue t-il, - vous allez le comprendre ou plutôt le voir - ce que le phonographe est pour l’oreille. C’est la complémentaire de mon invention pour l’enregistrement du son. Grâce à ce nouveau système, on verra un opéra, une comédie, une performance, en même temps qu’on l’entendra [...].

 

Uzanne décrit maintenant l’appareillage :

 

L’excellent démonstrateur me sort alors diverses petites photographies graduées, prises à raison de quarante-deux poses à la seconde ; il me montre des acrobates dont les moindres mouvements sont notés, me conduit à son atelier spécial de photographie où la silhouette d’un homme est prise en plein mouvement par clichés successifs de quatre côtés différents, dans la proportion de 2,760 poses à la minute ; ce sont ces épreuves qui, mises sur un cylindre merveilleusement articulé, actionné à peu près comme celui du phonographe, reproduisent, avec toute l’expression de la vie et de l’accélération du mouvement, le geste humain méthodiquement enregistré.

 

Edison conclut même assez prophétiquement que ce ne sera pas avant « deux ans que [son] oeuvre sera au point ». Grand lecteur du Figaro, Mallarmé n’aura pas manqué cet article, d’autant plus qu’Uzanne et lui-même s’occupèrent ensemble de pourvoir aux besoins de la veuve de Villiers après la mort de ce dernier en 1889, et que Villiers mit Edison lui-même en scène dans son Ève future (1886). Il serait impensable qu’Uzanne ne se soit pas assuré que Mallarmé ait pris connaissance de cet article, et plus probablement, il lui aura décrit cette visite de vive voix.

       B. Jules Huret, à dater du début 1896, devient chroniqueur de cinéma puisqu’il s’occupe de la rubrique « Concerts et spectacles » du Figaro, où dès février 1896 paraissent des nouvelles brèves sur les projections cinématographiques. Lui aussi est un ami proche de Mallarmé. Ainsi le 23 avril 1896, les noms de « Mallarmé » et « le Cinématographe-Lumière » apparaissent sur la même page (p. 4). Mallarmé a sans aucun doute parlé cinéma avec Huret.

       C. Le fils de Félix Nadar, Paul Nadar, ami proche de Mallarmé, travaille en juin 1896 à une caméra cinématographique réversible (comme l’est celle des Lumière) qu’il espère vendre au Musée Grévin, lequel souhaite offrir des séances de projection. Nadar et Mallarmé font de la yole ensemble pendant l’été 1896 à Valvins, et déjà en mai Mallarmé lui avait écrit pour lui dire de ne pas trop travailler. Nadar n’a pu que tenir Mallarmé au courant de la technologie naissante.

       D. Le 4 mai 1897, l’incendie du bazar de la Charité, causé par une lampe acétylène utilisée pour une projection de « vues animées » comme on appelait les films, fait une centaine de victimes. Deux amies de Mallarmé en réchappent de justesse, et deux autres amis de Mallarmé, Montesquiou et de Régnier, se battront en duel, après que ce dernier accusera le premier de couardise pendant l’incendie. C’est deux semaines plus tard que Mallarmé écrit sa déclaration sur le cinéma, alors en chute libre en terme de popularité. Il est probable que Mallarmé, à ce tournant crucial, se soit interrogé non pas sur la cinéphilie directement mais sur ses fondements et son avenir épistémologiques.

 

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