Cadre, bordure et bords de l’image
dans les incunables

- Philippe Maupeu
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Fig. 1. Farce de Maistre
Pathelin
, 1490

Fig. 3. Les Cent nouvelles
nouvelles
, 1486

Fig. 4. J. d’Arras, Roman de
Mélusine
, 1503

Fig. 5. S. Brant, Narrenschiff, 1494

Fig. 7. G. de Deguileville, Le Pelerin
de vie humaine
, 1486

Fig. 8. M. d’Auvergne, Vigiles
de Charles VII
, 1500

Résumé

La notion de cadre, qui suppose une découpe du champ visuel, est problématique pour la gravure sur bois dans les incunables. Une seule et même image peut résulter de la combinaison de deux bois plastiquement distincts, juxtaposés bord à bord, mais sémantiquement solidaires : ce n’est pas le cadre qui fait l’image mais l’opération sémantique qui les relie. Le Roman de Mélusine publié par Jehan Petit (1503) illustre les virtualités de ce jeu sémantique sur le cadre.

Mots-clés : incunable, Roman de Mélusine, montage, module, remploi

 

Abstract

The notion of frame, which presupposes a cut-out of the visual field, is problematic for woodcuts in incunabula. One and the same image can result from the combination of two plastically distinct woods, juxtaposed edge to edge, but semantically united: it is not the frame that makes the image but the semantic operation that connects them. The Roman de Mélusine published by Jehan Petit (1503) illustrates the potentialities of this semantic play on the frame.

Keywords: incunabula ; image set-up, Roman de Mélusine, module, reuse

 


 

Pour notre regard moderne dont les habitudes visuelles sont en grande partie modelées par la photographie et le cinéma, et bien en amont par la tradition albertienne du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde », le « cadre » suppose une découpe du champ visuel et un point de vue perceptif et perspectif qui l’organise [1]. Cette notion de « cadre » est problématique pour l’image gravée aux premiers temps du livre imprimé. On considèrera ici le cas de la gravure d’épargne, sur bois, et l’insertion de la vignette dans l’espace de la page au temps des incunables (avant 1500) principalement, en laissant de côté les cas (nombreux) où l’imprimeur-éditeur a maquillé l’édition imprimée sous les apparences du manuscrit peint – que la gravure soit coloriée (technique du pochoir) ou qu’elle soit entièrement recouverte par la peinture.

 

Cadre ou bord de l’image ? Procédures matérielles

 

Parler de « bord » ou de « cadre » de l’image n’a pas les mêmes implications sémantiques. A l’évidence, pour le lecteur de la Farce de Maître Pathelin parue à Paris chez Germain Beneaut, en 1490, c’est bien un « cadre », noir et épais, qui partage les lieux du texte et de l’illustration (fig. 1). Il va sans dire que le texte typographié ne franchit pas (comment le pourrait-il ?) les limites de ce cadre comme il le faisait dans l’enluminure ottonienne, romane ou gothique, ou comme cela s’observe parfois encore dans certains incunables imprimés où la peinture recouvrant l’image singe le luxe du manuscrit. Ce type simple et sobre de « cadre » (gardons provisoirement le terme) domine dans l’édition incunable, avec quelques variations : l’image dans une page du Propriedades de las cosas, version castillane du De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais publiée par Henri Meyer à Toulouse (1494), est délimitée par un cadre double, deux lignes séparées par un interstice blanc (fig. 2 ). L’ornementation du cadre est le plus souvent obtenue par un jeu de bordures mobiles dont l’imprimeur use avec une grande souplesse : la bordure est dissociée de la gravure proprement dite, elles ne sont pas solidaires. Un même bois gravé peut figurer avec ou sans bordures : la scène de dédicace des Cent nouvelles nouvelles publiées par Antoine Vérard en 1486 (fig. 3) est reprise pour la Mélusine nouvellement imprimée de Jean d’Arras éditée par le libraire Jehan Petit en 1503, sans le jeu de bordures latérales (fig. 4). Les différentes éditions de la Narrenschiff de Sebastien Brant, de ses traductions et adaptations remploient le même jeu de bois gravés tout en variant l’utilisation des bordures, tailles et motifs. Ces bordures sont généralement décorées de motifs floraux, rinceaux et pampres, parfois de grotesques (fig. 5). Le cadre peut également être interne à l’image elle-même, solidaire d’elle. Les arcades qui rythment l’illustration de la Danse macabre de Guy Marchant en 1485 (fig. 6 ) se retrouvent dans les traductions latines du texte et dans ses adaptations (la Danse macabre des femmes, également par Guy Marchant) : dans ce cas, le bois gravé transporte en quelque sorte avec lui son propre cadre. Dans le cas de la Danse Macabre, l’ornementation rappelle l’origine architecturale du poème puisque la danse était peinte à Paris au cimetière des Innocents, sous les arcades, au début du XVe siècle.

Ces bordures, de même que les lettrines, participent d’un langage ornemental qui vise à compenser la coupure épistémique marquée par le livre imprimé : passage du manuel au mécanique, du singulier à la reproduction du même, de l’autographique à l’allographique (selon les termes de Goodman), de l’écriture cursive à la combinatoire d’éléments discrets (les caractères typographiques). Elles contribuent également à l’équilibre visuel de la page : la bordure, plus ou moins empiriquement, équilibre les places respectives de l’image et du texte. La bordure latérale permet ainsi une « justification », au sens typographique du terme, de l’image par rapport au texte (voir fig. 7, Le Pèlerin de vie humaine par Mathis Husz en 1486).

La désolidarisation du cadre et de la bordure interroge la fonction esthétique du cadre : le cadre en soi n’a pas de fonction ornementale puisque celle-ci est dévolue aux bordures mobiles, contrairement aux cadres guillochés des musées. Il nous faut pour mieux saisir le statut esthétique et sémiotique du cadre revenir sur le geste qui préside à la composition de la page incunable : il s’agit d’une procédure de montage qui vise à ajuster, de la manière la plus équilibrée, les éléments modulaires qui la composent :

Cette composition de la page dans la galée (le plateau qui s’insèrera ensuite dans la forme, avant l’encrage puis l’impression) suppose que les éléments modulaires s’ajustent bord à bord, comme les pièces d’un puzzle. Ici, à la différence de l’impression dissociée du texte et de l’image gravée en taille-douce, l’impression conjointe du texte, de l’image et de l’ornement en taille d’épargne (en relief), procède d’un même geste, de la même empreinte, d’une même encre.

Ce qui fait cadre pour l’œil n’est pas véritablement un « cadre » (qui entoure l’image qui lui préexiste) : ce sont les bords de l’image, bords du bois gravé taillés en relief. D’où ce dessin le plus souvent discontinu, irrégulier, interrompu du cadre lorsque le bois est émoussé ou ébréché. Le remploi d’un bois de la Farce de Maître Pathelin dans les Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne en offre un exemple : on retrouve dans les deux vignettes, dans le coin supérieur gauche rogné, ces mêmes irrégularités qui sont celles du bois d’emprunt (cf. fig. 8 et fig. 1 ).

 

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[1] On a en mémoire les deux conceptions du cadre, cache mobile vs cadre pictural, théorisées par André Bazin, et qu’emblématisent Renoir et Hitchcock (voir G. Deleuze, Cinéma. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 28-29).