« Anch’io son’ pittore ! » : voir et lyre
dans les vies de saintes de Destrées
 [*]
- Marion Uhlig
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Fig. 1. Raban Maur, Liber de laudibus sanctae
crucis
, début du XIe s.

Résumé

Le présent article est consacré aux trois vies de saintes de Destrées (1501-1504) dans le manuscrit unique Paris, BnF, français 14977. Sur ces traductions fidèles de sources latines, le Grand Rhétoriqueur greffe toute sorte d’effets visuels qualifiés par Paul Zumthor de « musée des figures ». Il s’agit de voir et de lyre ces effets, en suivant l’injonction de l’auteur, pour saisir ce qui, au-delà du spectaculaire, est en jeu dans ces textes figurés comme des tableaux.

Mots-clés : Destrées, hagiographie, poésie visuelle, Grande Rhétorique, traduction

 

Abstract

This article is dedicated to the three lives of saints by Destrées (1501-1504) in the codex Paris, BnF, français 14977. On these close translations of Latin sources, the authors grafts all sorts of visual effects and produces what Paul Zumthor calls a “museum of figures”. I would like to follow Destrées’ invitation to voir and lyre these effects, in order to understand what, beyond the spectacular, is at stake in these texts represented as paintings.

Keywords: Destrées, hagiography, visual poetry, Grande Rhétorique, translation

 


 

« Anch’io son’ pittore ! » est le cri de ravissement qu’aurait proféré Le Corrège en contemplant un tableau de Raphaël – la Madone Sixtine ou l’Extase de sainte Cécile – dans les premières décennies du XVIe siècle. C’est la même expression qu’a reprise Apollinaire pour désigner les poèmes-dessins auxquels il donne le nom de Calligrammes et consacre un recueil éponyme publié en 1918 [1]. Comme il le dit alors à son ami Picasso, il s’y met en peine d’« écrire en beauté », ou de « peindre par les mots », c’est-à-dire d’offrir les mots en spectacle pour la vue, à la manière d’un tableau qu’on contemple. Or si tel est l’enjeu du recueil d’Apollinaire, ça l’est aussi – bien avant lui – de l’œuvre des Grands Rhétoriqueurs. Entre 1460 et 1520 environ, ces poètes exaltent la poésie en français pour la porter à un degré de perfectionnement et de maniérisme formels ultimes en en déployant les effets dans toutes les directions, de sorte à déjouer la linéarité de l’écriture et à l’étoiler sur l’espace de la page manuscrite. L’une des intentions explicites de leur poésie est d’opposer une résistance à l’univocité de la forme et du sens imposée par l’imprimerie, en d’autres termes à la linéarité noire et fastidieuse de la machine [2]. Chez les Grands Rhétoriqueurs, en effet, le tropare s’incarne dans une manuscriture qui se refuse à délivrer un sens obvie. Pour ce faire, l’écriture fait appel à la participation active du lecteur, appelé à la voir, à la regarder, et à déchiffrer l’énigme qu’elle représente. On pourra dire à cet égard que la Seconde Rhétorique est l’héritière de la poésie carolingienne, laquelle – il suffit de penser au Liber Sanctae Crucis de Raban Maur pour s’en convaincre (fig. 1) – se montre presqu’aussi exigeante à l’égard des destinataires de ces chefs-d’œuvre d’encodage et d’élaboration qu’à celui de leurs auteurs.

Or ce théâtre des mots, comme on le sait depuis les travaux pionniers de Paul Zumthor et de François Cornilliat, est remarquable par ses effets aussi bien sonores que visuels [3]. Dans le cadre de cet article, c’est aux seconds que je souhaite m’intéresser en priorité. Zumthor, quoique fasciné par la matière sonore du langage, n’a pas manqué d’évoquer l’ut pictura poesis des Grands Rhétoriqueurs [4]. Dans la même ligne, Florence Bouchet intitule « L’œil et la main » le chapitre de son Discours sur la lecture qu’elle consacre à ces jeux de voltige visuels [5]. « Quand la voix s’est tue », pour reprendre les mots de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, il s’agit d’ouvrir l’œil et le bon pour « voir » et pour « lyre » cette poésie devenue moins oralisée qu’oculaire [6].

C’est à l’un des chantres de ces spectacles destinés à l’œil plutôt qu’à l’oreille, à l’un des plus aériens d’entre eux, que j’aimerais consacrer la présente communication. Destrées, qui se dit disciple de Jean Molinet et ami de Jean Lemaire de Belges, présente un véritable « musée de ces figures » dans ses trois vies de saintes martyres [7]. En effet, la Vie de sainte Marguerite, la Vie de sainte Wenefrede et la Vie de sainte Catherine, composées entre 1501 et 1504 et réunies dans le manuscrit unique Paris, BnF, français 14977, sont des traductions très fidèles de sources latines sur lesquelles se greffe toute sorte d’effets visuels, qu’il s’agisse de signatures en acrostiche et en téléstiche, d’échiquiers, de palindromes, de vers rétrogradés et même de mots vides que la lectrice a pour mission de reconstituer. Malgré un tel show, Destrées s’est maintenu aussi éloigné des faveurs de la critique que de ses tempêtes, tant il est vrai que le terrible Henry Guy n’en dit presque rien dans les pages plutôt saignantes qu’il lui consacre dans le premier tome de son Histoire de la poésie française au XVIe siècle dédié à « L’Ecole des Rhétoriqueurs », sinon que sa poésie – il s’agit de surcroît du Contreblason de faulces amours, d’attribution controversée, et non pas des vies de saintes – est « gonflée d’une bouffonne érudition, bardée de vocables ambitieux » et qu’il s’en « dégage un intolérable ennui » [8]. Pour le reste, en dehors des remarques de Zumthor et surtout des pages d’« Or ne mens » que Cornilliat lui consacre, Destrées n’a guère attiré l’attention, à l’exception d’un article d’Elyse Dupras publié en 1994 [9]. Le titre de celui-ci, « Relire Destrées, hagiographe et rhétoriqueur », témoigne de l’oubli qui menace l’œuvre de cet auteur en en présentant la lecture, ou plutôt la re-lecture, comme un pari qu’elle propose de relever. Est-ce à dire qu’aujourd’hui Destrées ne peut plus être lu, qu’il est condamné à n’être, au mieux, que re-lu, en dépit de la prouesse visuelle unanimement reconnue de ses compositions ?

Je ne le pense pas. Au contraire, je suis persuadée de l’actualisation toujours possible de cette poésie et du rôle déterminant qu’ont à y jouer les lecteurs-spectateurs d’aujourd’hui. Pour en avoir le cœur net, je voudrais proposer une visite dans le « musée de figures » que sont les vies de saintes de Destrées. Il s’agira dans un premier temps d’ouvrir grands les yeux pour voir les figures, puis, dans un deuxième temps, d’essayer les lyre, selon l’injonction scandée dans les prologues des trois vies de saintes : on essayera d’en saisir le sens, c’est-à-dire de comprendre ce qui, au-delà du spectaculaire et des effets spéciaux, est en jeu dans ces textes figurés comme des tableaux. En guise de support à cette visite, je me risquerai à une analogie parfaitement anachronique entre les trois pièces et un poème commenté dans le catalogue de l’exposition Scrivere Disegnando, « écrire en dessinant », qui a été montée en 2020 par le Centre d’art contemporain à Genève [10]. Il s’agit du poème « Il vaso infranto », du poète contemporain italien Valerio Magrelli, élaboré à partir du fameux « Vase brisé » de Sully Prud’homme : comme Destrées, Magrelli greffe des effets visuels sur la traduction d’un poème.

 

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[*] La présente communication s’inscrit dans le cadre du projet collectif de recherche « Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français », placé sous ma direction et financé par le Fonds national suisse de la recherche (2019-2022), qui s’intéresse précisément à la poésie lettriste dans ses dimensions visuelle et sonore.
[1] Le recueil d’« idéogrammes lyriques » mis en souscription en 1914 par Apollinaire sous le titre Et moi aussi je suis peintre n’a été publié comme tel qu’un siècle plus tard : G. Apollinaire, Et moi aussi je suis peintre, éd. D. Grojnowski, Cognac, « Le Temps qu’il fait », 2006.
[2] A ce sujet, voir notamment F. Bouchet, Discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008.
[3] Parmi les travaux de ces auteurs, voir notamment P. Zumthor, Le Masque et la lumière, Paris, Seuil, 1978 et « Jonglerie et langage », dans Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, pp. 36-55 ; et F. Cornilliat, Or ne mens. Couleurs de l’éloge et du blâme chez les Grands Rhétoriqueurs, Paris, Champion, 1994.
[4] P. Zumthor, Le Masque, Op. cit., p. 209.
[5] F. Bouchet, Discours sur la lecture, Op. cit., pp. 277-307.
[6] J. Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux XIVe et XVe siècles », dans La Présentation du livre. Actes du colloque de Paris X-Nanterre, sous la direction de E. Baumgartner et N. Boulestreau, Nanterre, Centre de recherches du Département de français, 1987, pp. 313-317. Les termes voir et lyre seront glosés plus avant dans le présent article.
[7] L’expression est de P. Zumthor, Le Masque, Op. cit., p. 251.
[8] H. Guy, Histoire de la poésie française au XVIe siècle. Tome I : L’Ecole des rhétoriqueurs, Paris, Champion, 1910, §192, p. 116.
[9] F. Cornilliat, « Or ne mens », Op. cit., pp. 340-347 ; E. Dupras, « Relire Destrees, hagiographe et rhétoriqueur », Le Moyen Français, 34, 1994, pp. 67-91.
[10] Ecrire en dessinant. Quand la langue cherche son autre, sous la direction de A. Bellini et S. Lombardi, Milan-Paris-Genève, Skira, 2020.