Faire image : architecture
et construction de l’imago

- Elisabeth Ruchaud
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 2. Psautier d’Utrecht, v. 820, fol 15r (détail)

Fig. 3. P. Petau, Abbaye de Centula
Saint-Riquier
, 1612

Fig. 4. Livre de prière de Charles
le Chauve, 846-869

Fig. 5. Psautier d’Utrecht, v. 820, fol 65v

Cette construction (fig. 2) se trouve liée à tout un ensemble architectural dominé par une coupole ornée d’une grande croix permettant d’identifier le complexe religieux. La silhouette générale de cet ensemble peut être rapprochée des grandes abbayes de la période carolingienne dans la disposition des vaisseaux, la présence de l’abside et la coupole dominante, reprenant par exemple l’organisation générale de Centula Saint-Riquier. Construite par Angilbert entre 790 et 799 [10], l’abbaye de Centula se veut un modèle de son temps et est encore connue par deux gravures du XVIIe siècle [11] (fig. 3). Cette analogie est surtout perceptible dans l’arrangement des deux vaisseaux encadrant le bas-côté du vaisseau principal et formant comme deux transepts à chaque extrémité, transepts que l’on retrouve très imposants à Saint-Riquier. De même l’utilisation de la tegulae, la haute élévation de la nef centrale achevée par une abside semi-circulaire et la masse de la tour ou rotonde à l’arrière sont autant d’éléments que l’on retrouve sur l’église principale du monastère d’Angilbert. On note cependant la présence, dans le dessin du Psautier d’Utrecht, de ce que l’on pourrait qualifier d’un mauvais raccordement des différents bâtiments entre eux tant au niveau des toitures qu’à celui de la façade du collatéral qui apparaît décalée contre l’un des vaisseaux transversaux [12]. Mais c’est surtout l’absence de l’imposante turris occidentale de Saint-Riquier qui est marquante ici. Un tel rapprochement permet malgré tout de voir l’apport carolingien par rapport au cycle plus ancien, le temple de l’Eternel devenant une image du complexe cathédrale ou abbatiale, identifié par les contemporains, une forme d’affirmation de l’autorité de l’évêque ou de l’abbé sur le pouvoir royal. Cette analogie formelle se retrouve aussi dans la représentation de la cathédrale carolingienne de Cologne connue par l’archéologie et développée dans le codex Hillinus [13] où on peut distinguer la double orientation et une silhouette générale proche de celle du psautier.

Le même type de composition et type d’architecture développée figurant le royaume de Dieu est visible à plusieurs reprises dans le manuscrit et d’autres medium comme le plat de reliure inférieur du livre de prière de Charles le Chauve [14] (fig. 4) qui illustre le même psaume 26, est daté plus tardivement entre 846 et 869 et reprend la même composition générale que celle du Psautier d’Utrecht. L’architecture représentée dans la partie supérieure gauche est très proche de celle développée dans le manuscrit rémois avec une série de bâtiments s’ordonnant autour d’un vaisseau central achevé par une abside et dominé par une vaste rotonde. La composition de l’ensemble de la scène est sensiblement la même pour les deux figurations. La destination du plat de reliure à l’usage de l’empereur (prières des heures, pénitences et psaumes), dans un contexte post-Attigny [15] qui a vu une affirmation de l’autorité des évêques et de l’Eglise sur celle de l’empereur, souligne le lien fait entre la figure impériale et celle de David pénitent.

 

Le miroir des princes

 

Au-delà de cette hiérarchisation des relations du psalmiste et de l’Eternel, à savoir du souverain laïc mais sacré, choisi par Dieu, et des représentants de l’Eglise du Christ qui l’ont sacré, les nombreuses architectures jalonnant le psautier viennent aussi souligner la parenté entre la figure de David, roi juste désigné par Dieu pour régner mais aussi roi pénitent qui reconnait ses fautes (psaume 50), et le souverain carolingien. Les figures royales de David [16] et de ses successeurs sont assez largement utilisées à la cour carolingienne en tant que modèles iconographiques des vertus du bon gouvernement, image du souverain qui place sa confiance en Dieu et qui dirige avec droiture. En cela, les psaumes sont interprétés comme source des miroirs des princes (Speculum) [17], ces traités politiques médiévaux à destination de l’éducation des princes et des souverains et qui apparaissent à l’époque carolingienne. Rédigés par des clercs, ils esquissent les principes d’un bon gouvernement chrétien à travers des principes moraux et des vertus indispensables au gouvernant chrétien. Le plus ancien traité est celui de Smaragde de Saint-Mihiel [18] qui rédige une Vita regia à l’intention du futur Louis le Pieux probablement dans les années 814-815. Il y exprime une vision eusébienne du pouvoir, faisant de la figure impériale le vicaire du Christ et est le premier à définir la royauté selon le principe d’un ministère accordé par Dieu au souverain et dont le sacre et l’onction sont le symbole. Cette définition du pouvoir se retrouve par la suite chez Jonas d’Orléans [19] qui développe de plus l’organisation ternaire de la société ou encore Hincmar de Reims [20] proche conseiller de Charles le Chauve.

L’ensemble très complet constituant la « maison » du Juste du psaume 111 (fol. 65v, fig. 5) est assez unique au sein même du Psautier du fait de son amplitude et la multiplicité de ses détails. Le texte du psaume met en avant les qualités et les actions de l’homme « qui craint le Seigneur » [21] (verset 1) en opposition au « pêcheur » (verset 10) qui le jalouse et « s’irrite » [22]. L’artiste du Psautier a choisi de figurer l’ensemble de ces actions dans un cadre architectural étendu autour de la figure de l’homme qui est l’incarnation du Bon gouvernement. Ce complexe palatial est formé d’une vaste salle basilicale à l’avant de laquelle s’ouvre une vaste rotonde où trône l’homme juste (Beatus vir) accompagné de sa femme faisant les aumônes (v. 9 : « Il sème l’aumône, il donne aux pauvres » [23]). Visible sous l’une des arcatures latérales, la figure de la Charité (femme tenant dans ses bras un enfant nu) renforce la signification de la scène et est associé au verset 2 « sa postérité sera puissante ». Vertu théologale, la Charité est donc celle qui assure la postérité du souverain, sa continuité dynastique aussi bien que se renommée. La Justice aux pauvres est en effet au centre du programme idéologique carolingien, les miroirs insistant notamment sur la responsabilité des princes dans la défense des pauperes qui sont au cœur du ministère royal [24].Cette image de l’abondance promise au bon gouvernant culmine, dans la partie supérieure, avec la présence du bucrane couronnant l’abside centrale, traduction littérale du latin cornu (v. 9 : « Il prospère et s’élève dans la gloire » [25]) qui renvoie dans le psaume à la force et l’abondance, et place ainsi l’intégralité de l’image sous la promesse des richesses et vertus accordées par Dieu (figuré par la dextra Dei bénissant) à celui qui suit ses préceptes.

 

>suite
retour<
sommaire

[10] C. Heitz, L’Architecture religieuse carolingienne, formes et fonctions, Picard, Paris, 1980, pp. 51 et ss. ; F. Héber-Suffrin, C. Sapin, L’Architecture carolingienne en France et en Europe, Picard, Paris, 2021, pp. 51-53.
[11] Paul Petau (1612) et Jean Mabillon (1673) d’après la Chronicon Centulense d’Hariulf (fin du XIe siècle).
[12] Il est alors difficile de déterminer s’il s’agit de deux transepts unis au vaisseau central ou de deux édifices indépendants mais liés au contexte plus général.
[13] Codex Hillinus, Cologne trésor de la cathédrale, Dom. Hs. 12, v. 1020-1030, fol. 10v.
[14] Cour de Charles le Chauve, 846-869, Zürich Schweizerisches Landesmuseum, L.M. 21825 & A.G. 1311 pour les plats de reliure en ivoire (le plat supérieur illustre le psaume 24 (25)), le manuscrit (46 folios) est conservé dans le trésor de la résidence de Munich (ResMü Schk 4 WL).
[15] La pénitence d’Attigny, en 822, marque une victoire de l’Eglise sur le pouvoir impérial de Louis le Pieux, contraint de faire confession et pénitence publique à la suite de l’exécution de Bernard d’Italie. Voir M. Gravel, « De la crise du règne de Louis le Pieux. Essai d’historiographie », dans Revue historique, n° 658, 2011/2, pp. 357-389.
[16] D. Alibert, « Naissance des idéologies médiévales dans les images politiques carolingiennes », dans La Puissance royale, images et pouvoir de l’Antiquité au Moyen Age, dir. par Christian-Georges Schwentzel, E. Santinelli-Foltz, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 85-97.
[17] E. Màr Jònsson, « Les "miroirs aux princes" sont-ils un genre littéraire ? », dans Médiévales, n° 51, automne 2006, pp. 153-166 (en ligne. Consulté le 2 jancvier 2023).
[18] Missus impérial à plusieurs reprises, on lui doit notamment la mise en œuvre de la réforme monastique de saint Benoît d’Aniane. A. Dubreucq, « Les princes et le peuple dans les miroirs des princes carolingiens », dans Le prince, son peuple et le bien commun, dir. par Joëlle Quaghebeur, H. Houdart et J.-M. Picard, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, pp. 97-114 (en ligne. Consulté le 2 janvier 2023).
[19] Jonas d’Orléans, De Institutione regia, Paris, éd. du Cerf, Sources chrétiennes 407, Paris, 1995.
[20] Hincmar, De Regis persona et regio ministerio, dans PL, 125, c. 833-856.
[21] Beatus vir, qui timet Dominum.
[22] 10. Peccator videbit, et irascetur, dentibus suis fremet et tabescet: desiderium peccatorum peribit.
[23] 9. Dispersit, dedit pauperibus.
[24] A. Dubreucq, « Les princes et le peuple dans les miroirs des princes carolingiens », art. cit., pp. 97-114.
[25] Cornu ejus exaltabitur in gloria.