L’intérieur découvre une  croix à double traverse qui contient les fragments de la Vraie Croix,  dissimulés sous la pierre précieuse centrale (fig. 1b). Une série de  petits panneaux émaillés complètent l’ensemble. Des anges isolés bordent l’axe  vertical de la croix, tandis que dix paires de chérubins et séraphins occupent  le reste de la surface. Derrière ces petits panneaux émaillés sont conservées  dix autres reliques, qui sont identifiées par les inscriptions placées sur les  portes de chaque compartiment. Il s’agit des reliques de la Passion, de la  Vierge et de saint Jean-Baptiste, provenant toutes du trésor impérial de Constantinople.  La staurothèque de Limburg se présente comme une collection-miniature, comme le  modèle réduit du trésor impérial. La croix centrale est amovible et semble  avoir été emmenée en procession, notamment dans les campagnes militaires, pour  protéger l’armée impériale contre ses ennemis [8]. Quant aux petites  reliques, elles pouvaient elles aussi être sorties de leur cellule respective en  actionnant le petit bouton fixé sur chacune des petites portes. Dans le Dialogue des miracles (1219-1223), le  cistercien Césaire de Heisterbach rapporte par exemple qu’un prêtre guérit une  sœur possédée en lui posant sur la tête le sachet contenant une épine de la  couronne du Christ qu’il avait extraite de ce tableau en or : « clericus honestus illum probare, saccellum  spinarum Dominicae coronae de tabula aurea, ea nesciente, tollens, et manu  clausa super caput obsessae tenens » [9]. Ce témoignage relatif  à un usage non liturgique est exceptionnel et nous renseigne sur une utilisation  concrète et pratique des reliques, en particulier à des fins de guérison,  rappelant que les reliquaires sont bien plus que des objets à contempler, ce  sont des objets agissants.
L’arrivée de la  staurothèque byzantine en Allemagne semble avoir servi de modèle à la réalisation  d’au moins deux autres tableaux-reliquaires toujours conservés qui l’imitent à  des degrés divers [10]. De fait, le même  Heinrich von Ulmen qui rapporta la staurothèque byzantine au couvent de  chanoinesses augustines de Stuben (et aujourd’hui conservée à Limburg), donna  d’autres reliques issues du pillage de Constantinople en 1204 à des  institutions religieuses situées à proximité. Il offrit notamment un fragment  de la Vraie Croix à l’abbaye bénédictine de Saint-Matthias de Trêves qui fit  faire, vers 1220, une staurothèque pour la conserver (fig. 2).  Impossible de ne pas voir sa parenté formelle et matérielle avec l’exemplaire  de Limburg. Pareillement, l’abbaye de Mettlach, sise non loin de Trêves, commanda-t-elle,  vers 1230, une staurothèque assez semblable pour abriter elle aussi une  parcelle de la Vraie Croix (fig. 3).
Si l’on compare ces  trois œuvres orfévrées, on note une certaine variation de leurs  dimensions, celles de Trêves (73 x 56 cm) augmentant sensiblement par rapport à  son modèle (48 x 35 cm), alors que celles de Mettlach sont légèrement plus  petites (38 x 29 cm – état fermé). Objets double face, les revers de ces deux staurothèques  de Trêves n’affichent plus la représentation symbolique de l’arbre de vie avec une  croix issant des feuilles d’acanthe [11], mais  la maiestas domini entourée du  symbole des évangélistes, entre deux rangées de saints et de donateurs  ecclésiastiques et laïcs. Toutefois, la différence majeure se situe ailleurs.  On note la disparition du couvercle  à Trêves et son remplacement par des volets à Mettlach, transformant l’objet en  un triptyque [12]. Dans  les trois cas, des compartiments à reliques encadrent la Vraie Croix. Alors que  les logettes de Mettlach s’ouvrent comme à Limburg, ainsi que l’indiquent les  petits anneaux fixés à chaque porte [13], celles  de la staurothèque de Saint-Matthias sont closes par des opercules de cristal  inamovibles, laissant apparentes les reliques enveloppées de tissu avec leurs  authentiques respectives. Insaisissables, celles-ci sont présentées comme de  purs objets de contemplation, une contemplation favorisée, qui plus est, par  l’absence permanente de couvercle. La suppression du couvercle a probablement  dicté ce mode d’immobilisation derrière des fenêtres de cristal scellées, afin  de garantir leur protection. Rappelons à ce titre que le vol des reliques,  comme l’a montré l’étude de Patrick Geary sur les furta sacra [14],  constitue une pratique très courante au cours de la période médiévale. Outre la  mise en place d’un dispositif de sécurité, l’absence de couvercle annule non  seulement la dynamique de transformation – ouvert/fermé – mais aussi le  potentiel de révélation à l’œuvre dans les deux autres tableaux-reliquaires que  cela soit par le coulissage du couvercle, par l’ouverture des volets ou des  petites portes intérieures.
 
Derrière  l’écran
 
  Pour  autant les tableaux-reliquaires qui sont dépourvus de couvercle relèvent parfois  de la même dialectique visible/invisible en inventant un autre type de  dispositif. Prenons le cas de staurothèque de Cleveland (fig. 4), datée  de 1214. La longue inscription courant sur les quatre côtés du cadre relate les  circonstances rocambolesques de l’arrivée du fragment de la croix à Brindisi.  Il est dès lors inséré dans un tableau – tabula/tabella – comme le  précise là encore l’inscription : « …cv[m]  crvce qve bella sedet hac conte[n]ta tabella / FACTA EST H[A]EC TABULA… ». De format rectangulaire (41,6 x 30,2 cm), le  panneau en bois est revêtu d’argent doré et percé d’ouvertures ajourées,  réparties régulièrement et symétriquement autour d’une croix à double traverse.  Si la forme de la croix parle d’elle-même, les autres cavités quadrilobées  ceintes d’une mandorle sont cernées par le nom de la relique qu’elles  renferment [15].  L’exacte ressemblance de toutes les logettes (à l’exception des deux situées  entre les bras de la croix) et la régularité de leur répartition suppriment à  première vue tout effet de hiérarchisation, sauf pour la Vraie Croix qui  constitue le point focal de la composition. Toutefois, comme Gia Toussaint l’a montré,  si l’on détaille la distribution des particules saintes, celle-ci ne doit rien  au hasard : les plus précieuses d’entre elles – soit les reliques  christiques et mariales – sont situées dans les rangées supérieures, et celles  de la Passion le long de la croix [16].  Toujours selon cette auteure, elles évoqueraient la Crucifixion historique et  sa topographie, faisant de ce panneau une image de Jérusalem. Une telle  interprétation, si elle est convaincante, nous paraît devoir être nuancée,  notamment dans une perspective de la réception. Il s’agit en effet d’une explication  savante qui sous-entend que le fidèle (le spectateur) lise, plus qu’il ne  contemple, le tableau-reliquaire. Et qu’adviendrait-il du fidèle  illettré ? Les reliques, bien que nommées, sont cachées derrière la trame  régulière de ce panneau. Les ouvertures demeurent presque impénétrables et suscitent  plus immédiatement une « tension de connaissance », non pas par les  sens corporels – tels que la vue ou le toucher – qui sont contrariés par le  dispositif lui-même, mais une « tension de connaissance par la pensée »  comme le suggèrent Vincent Debiais et Elina Gerstmann [17]. 
   
    
    
    
 
      [8] N.  Sevcenko, « The Limburg Staurothek and its Relics », Eadem, The Celebration of the Saints in  Byzantine Art and Liturgy, Farnham, Ashgate, 2013, pp. 1-13 (ici p. 8).
[9] C.  von Heisterbach, Dialogus miraculorum.  Dialog über die Wunder, Turnhout, Brepols, 2009, vol. III, chap. 14, pp.  998-1001.
[10] W. Schmid, « Die  Limburger Staurothek und die Kreuzreliquiare in Trier und Mettlach. Zur  Rezeption byzantinischer Schatzkunst im Westen » dans K.-G. Beuckers et al. (éd.), Objekte und Eliten in Hildesheim 1130-1250, Regensburg, Schnell  & Steiner, 2017, vol. 2, pp. 117-138 [en ligne au format PDF. Consulté le 10 novembre 2022].
[11] H. A. Klein, Byzanz, der Westen und das wahre Kreuz, Op.  cit., pp. 115-117.
[12] Saint Pierre et saint  Liudwinus sont représentés en relief sur l’intérieur des volets, alors que leur  revers est gravé de l’Annonciation et de l’Adoration des mages, réparties sur  deux registres.
[13] La  relique de la Vraie Croix a été recouverte vers 1400 d’un crucifix en or.
[14] P. Geary, Le Vol des reliques au Moyen Age. Furta  sacra, Paris, Aubier, 1993.
[15] Les reliques contenues  dans les 30 cavités, aujourd’hui vides, sont inventoriées dans M. Bagnoli, H. A. Klein, C. Griffith Mann, et J.  Robinson (éd.), Treasures of Heaven. Saints, Relics, and Devotion in Medieval Europe, Yale University Press, 2010, n° 49 (notice H.  A. Klein).
[16] G. Toussaint, « Von  Jerusalem nach Cleveland. Ein Tafelreliquiar von 1214 und seine Reliquien aus  der Limburger Staurothek » dans N. Jaspert et S. Tebruck (éd.), Die Kreuzugsbewegung im römisch-deutschen  Reich (11.-13. Jahrhundert), Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2016, pp.  269-283.
[17] V. Debiais et E.  Gerstman, « Au-delà des sens, l’abstraction » Convivium, vol. 8, n° 1, 2021, pp. 28-52.