Voir en esprit ou par fiction : scène mentale
et points de vue dans trois songes allégoriques (Li Regret Guillaume, Le Dit de la fleur de lys
et La Déprécation pour Pierre de Brezé)

- Fabienne Pomel
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Fig. 1. Anonyme, Accueil du narrateur-
personnage à la porte du château
, XIVe siècle

Un regard ravi, déplacé sur une autre scène : dispositifs spectatoriels

 

Dans tous les cas, le songe opère un transfert dans un ailleurs qui fonctionne comme espace scénique pour un regard témoin et spectateur : le songe apparaît ainsi comme un opérateur de métalepse en ce qu’il fait basculer le songeur dans un espace-temps autre et ce faisant, dans un autre mode de représentation. Il est l’opérateur d’une mutation du regard, intériorisé, modifié et soigneusement repositionné selon des dispositifs spectatoriels variés.

 

La Déprécation pour messire Pierre de Brezé :

le regard spectral ou le voyeur invisible

 

Déplacé par ravissement dans une maison en ruine, le narrateur chez Chastellain restitue la scène qu’il voit et entend dans l’espace clos de la chambre où il est projeté à la manière d’un observateur transparent ou invisible, sans interaction avec les personnages vus et entendus. Le songeur a donc une présence intradiégétique spectrale : il est dans l’espace allégorique mais invisible aux personnages de la diégèse. C’est ce point de vue paradoxal qui est évoqué dans la faculté de percevoir « en dedens et en dehors ».

 

sy voulut ainsi celui qui mon esprit avoit en sa main que celuy hostel je conçusse en un estroit moment, et que aucunnes desolations qui y estoient j’y perçusse et dedans et dehors. (DPB, p. 38)

 

Il n’est pas clair de savoir s’il est statique ou mobile : la forme en -ant est en effet ambiguë : elle semble se rapporter au narrateur mais le personnage lui aussi se déplace.

 

Et piétant deux tours parmy la chambre, vis que appoyer s’aloit du dos a l’encontre du lit (DPB, p. 39)

 

Li Regret Guillaume : le regard mémoriel sur le locus

amoenus puis la vision par le trou de la serrure

 

Le déplacement spatial et horizontal dans Li Regret Guillaume s’opère inversement par étapes sous la forme d’une promenade : le regard se trouve d’abord déplacé dans un locus amoenus, espace familier de la création lyrique qui mobilise les lieux topiques du Roman de la Rose [9] : une « sentelette » (v. 153-4), un « huis » (v. 196) et une demoiselle apparaissant pour accueillir le promeneur (v. 217-8) (fig. 1).

La mise en mouvement vers un puy dans un locus amoenus signifie implicitement reparcourir mentalement des topoï littéraires ou un espace mémoriel, avant d’en dévier. En effet, le parcours ne va pas donner lieu à l’écriture d’une chanson d’amour comme annoncé : le promeneur n’accède pas à un verger où se trouverait une compagnie joyeuse, comme chez Guillaume de Lorris, mais à un château qui répand pleurs et lamentations. Si le poète se propose d’écrire pour la demoiselle qui l’accueille « aucun dit pour la vostre amour » (v. 283), c’est sous la forme d’une plainte funèbre consolatoire. La demoiselle Débonaireté, nommée au v. 360, est ainsi une figure spéculaire de la commanditaire et destinataire du récit de songe, la dame Philippa de Hainaut qui lui commande un « traitié » (v. 4568 et v. 4571) lorsqu’il lui rapporte son songe, et dont le nom du défunt mari apparaissait au v. 338 : Guillaume, conte de Haynnau.

Le parcours du promeneur aboutit à un sas d’entrée, « entre les .ii. portes » (v. 475) : cette demoiselle qui l’accueille précise qu’elle ne va le laisser accéder en effet qu’à un lieu intermédiaire, d’où il va pouvoir observer l’intérieur d’une pièce du château par « un petit trou […] en le paroit » :

 

C’ou premier wiket te lairai
Et par un trau te mousterrai
Les dames qui sont redisens
En ce grant castiel chi dedens.
En une cambre se sont mises […]
La les oras tu regreter,
Plaindre, larmoyier et plourer […] (RG, v. 291-18)

 

Installé dans une posture de spectateur-voyeur-auditeur d’une scène, il voit dans une chambre sombre trente personnifications assises côte-à-côte et qui s’expriment successivement. Son regard balaie cet espace qualifié par les personnifications de « cambre », « prison » ou « cambre sousterrine » [10] : « aval et amont regardai » (v. 313). Caractérisé par l’obscurité et l’enfermement [11], cet espace scénique s’apparente à un caveau.

 

Le Dit de la fleur de lys : le regard surplombant et ubiquitaire depuis

une loge cosmique, puis un regard temporairement empêché

 

Le regard du moine dans son rêve évolue de manière assez analogue mais plus radicale, selon une amplitude maximale en passant d’une vision panoramique à une vision entravée.

P. Courcelle a noté que « les mystiques païens et chrétiens, grecs et latins, appliquent l’image du poste d’observation élevé à l’acte du contemplatif » [12]. Le point de vue surplombant signifie ainsi une mutation du regard corporel vers le regard de l’âme. Saint Benoît chez Grégoire le Grand (Dialogues II, 35, v. 529-541) [13] voit ainsi le monde entier sous ses yeux, comme de la petite fenêtre d’une haute tour. Il existe une longue tradition passant par Platon, Lucien, Saint Cyprien ou Saint Jérôme qui présente un homme installé sur un sommet dans une specula pour découvrir à la ronde les dévoiements de l’humanité [14]. Macrobe dans son Commentaire au Songe de Scipion évoque « ce lieu d’où je contemplais l’univers entier » [15] et suppose que « c’est dans la voie lactée même qu’eut lieu dans le songe la rencontre entre Scipion et ses pères » [16]. Ces exemples nourrissent vraisemblablement le dispositif du Dit de la fleur de Lys.

L’« eschafaut » du Pèlerinage de Jésus-Christ de Guillaume de Digulleville ou la tour de Raison du Roman de la Rose déclinent cette topique. En latin specula évoque une tour de guet (en grec : skopeuterion) ou un poste d’observation. Un lien homonymique se crée implicitement avec les miroirs (specula au pluriel), d’autant qu’Augustin définit les speculantes comme dotés d’une vision indirecte et imparfaite en énigme [17], à laquelle semble se rattacher la vision allégorique. Le regard mis en œuvre dans le rêve se veut alors non seulement intériorisé, mais augmenté et spéculatif, dans sa captation d’une scénographie allégorique sous l’égide de la raison. Mais le regard du moine, en se déplaçant dans le château royal, se trouve limité, au moins temporairement, par la courtine de la tente royale. L’ouïe prend alors le relais de la vue entravée. Le regard instauré se définit donc sous la tutelle de la raison, comme speculatio, à la fois action de contempler et enquête réflexive.

Dans les trois textes, la vision et la scène allégorique se donnent toujours comme produits d’un regard mental, démarqué du regard physique, comme projeté sur un écran mental qui se confond avec la scène allégorique.

 

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[9] Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Le Livre de poche, Lettres Gothiques, Paris, 1992. Désormais abrégé RR.
[10] Ex. RG, v. 773, v. 1666.
[11] « en obscureté », v. 874, « laiens sui enfremée », v. 1156, « comme li prisonners Qui est en cartre u en soliers », v. 1656-1657.
[12] P. Courcelle, La Consolation de Philosophie de Boèce dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Etudes Augustiniennes, 1967, p. 360.
[13] Ibid., pp. 370-371.
[14] Ibid., p. 359.
[15] Voir Macrobe, Commentaire au songe de Scipion, éd, trad. et comm. par M. Armisen-Marchetti, Paris, Belles Lettres, 2001, 6e cit du Songe, chap. 16, 1-2.
[16] Ibid., p. 89.
[17] Voir R. Wetzel, « De ‘Mont Sion’ au miroir de la contemplation. Les périples onomasiologiques d’une métaphore toponymique dans la littérature théologique et mystique au Moyen Age », dans « Par le non conuist an l’ome ». Etudes d’onomastique littéraire médiévale, dir. Christine Ferlampin-Acher, Emese Egedi-Kovacs et Fabienne Pomel, publications du Collège Eötvös József de Budapest, 2021, pp. 297-313 (en ligne au format pdf. Consulté le 20 octobre 2022).