La lettre et l’image : (dé)faire image
dans Cristal et Clarie

- Lydie Louison
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8

partager cet article   Facebook Linkedin email
retour au sommaire

Résumé

Dans Cristal et Clarie, un trouvère ingénieux dépasse les tensions entre la letre et l’image pour mettre en place plusieurs dispositifs visuels qui participent d’une réflexion, au double sens du terme (refléter/donner à penser), dont l’objet est l’écriture romanesque. Dans ce roman, faire image consiste à cristalliser des enjeux intertextuels et métatextuels, à ciseler une œuvre métatextuelle qui expose de manière imagée sa dimension intertextuelle et parodique.

Mots-clés : roman, image, intertextualité, métatextualité, parodie

 

Abstract

In Cristal et Clarie, an ingenious novelist overcomes the tensions between words and picture to set up several visual devices that participates in a reflection whose object is the novelistic writing. In this novel, conjuring up some pictures illustrates intertextual and metatextual issues, crystallizes a metatextual work that exposes in a pictorial way its intertextual and parodic dimension.

Keywords: novel, picture, intertextuality, metatextuality, parody

 


 

Composé à la fin du deuxième tiers du XIIIe siècle, Cristal et Clarie est un roman en vers connu pour les multiples citations et réminiscences qu’il arbore [1]. La seule copie qui nous soit parvenue ne présente qu’une enluminure liminaire, qui a été découpée à l’instar de la majorité de celles qui ornaient le manuscrit, et deux rubriques laissées sans illustration et sans espace d’attente. Ce roman situé sur la fin d’un recueil régulièrement orné – chaque œuvre s’ouvrant sur une rubrique associée le plus souvent à une enluminure – n’a donc pas suscité d’illustrations, de représentations picturales d’épisodes. Le récit lui-même n’accueille ni peintures, ni vitraux, ni robe finement brodée, et ne mentionne que quelques images-objets, succinctement évoquées : le saint Volt, icône devant laquelle Cristal prie à l’ouverture du récit, est seulement nommé, et quelques vers effleurent de manière très sommaire [2] les broderies embellissant trois étoffes. Ne concluons pas trop vite que ce romancier serait indifférent aux images, ce serait faire erreur. L’anonyme prend soin en effet de représenter, certes rapidement, la fée Jupiter en train de faire image, de broder une étoffe. La diégèse reçoit en outre son élan d’un songe de Cristal, une image mentale émanant d’un puissant désir, contenu imaginal si efficace [3] qu’il meut le héros éponyme et motive l’ensemble du déploiement narratif. En contrepoint du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, le roman impulsé par le rêve n’investit toutefois pas pleinement l’univers onirique. Il évolue à ses marges et présente des images soit récurrentes en arrière-plan, soit suffisamment rares, soigneusement choisies et circonstanciées pour que nous nous attardions sur la place et le rôle accordés à ces dispositifs visuels [4] dans un contexte narratif singulier où les jeux intertextuels règnent en maîtres. Comment la letre et l’image interagissent-elles [5] dans ce roman ? Dans quelle mesure et selon quelles modalités ce récit, constitué autour d’un bouquet de citations et de traits intertextuels récurrents susceptibles de centrer l’attention du lecteur sur la letre, est-il cependant conçu pour faire image, c’est-à-dire accueillir quelques images-objets, susciter des images mentales, (r)éveiller un imaginaire imagé, voire re-produire et re-susciter un contenu imaginal préexistant ? Quels dispositifs [6] le trouvère met-il en œuvre à cet effet ? Nous nous sommes précisément demandé si dans Cristal et Clarie, faire image ne consistait pas régulièrement à cristalliser les enjeux intertextuels et métatextuels du roman, à mettre en place des dispositifs visuels destinés à représenter plus apertement ces enjeux et à les exposer comme procédés littéraires.

Reprenant la terminologie établie par Philippe Ortel, qui a distingué à juste titre les niveaux technique, pragmatique et symbolique de tout dispositif [7], nous envisagerons d’abord la variété et les fonctions d’une sélection d’images, puis la portée pragmatique des dispositifs visuels déployés dans Cristal et Clarie, c’est-à-dire leur capacité à dis-poser des éléments figuratifs et à les mettre en relation dans le but de ciseler une œuvre métatextuelle, qui revendique de manière imagée sa dimension intertextuelle, et expose, ce faisant, celle des romans cités, pour mieux s’en jouer.

 

Images persistantes, images ponctuelles

 

La diégèse de Cristal et Clarie accueille des images aux statuts et effets extrêmement variés, certaines traversant la narration en arrière-plan à la manière d’un fil de trame, et d’autres venant s’y insérer de manière très ponctuelle. Envisageons tout d’abord l’image de Clarie, qui motive et sous-tend la quasi-totalité de l’œuvre [8].

La composition de Cristal et Clarie repose en effet sur le surgissement et la permanence d’une image mentale qui s’impose au héros, déclenche et relance la diégèse, la situe au sein d’un paradigme courtois et tend à donner la première place au désir. Le roman s’ouvre sur un songe érotique. Cristal dort profondément, et rêve d’une jeune femme idéale, une princesse bele, cortoise, sage oltre mesure. Il l’enlace, l’embrasse... « de lui fait tot ce que li plaise » [9]. L’image rêvée semble prendre chair, elle s’anime, brise la frontière entre illusion et réalité, et offre au héros une joie intense jusqu’à ce que Fortune le réveille. La focalisation omnisciente escamote le portrait de la jeune femme que Cristal ne lâche pourtant pas des yeux. Elle révèle l’intimité du rêve, se concentre sur l’élan amoureux et culmine dans une périphrase évoquant toute la gamme des plaisirs charnels. Elle présente le rêve comme le lieu d’un faire image, évoque l’efficacité de cette image narrativisée, tout en se refusant à la révéler au lecteur, à faire image.

Alors même qu’il cristallise l’objet d’un désir encore enfoui [10], le rêve s’avère le lieu et le temps d’une fabrique d’images immatérielles ; il révèle son aspiration au rêveur comme au lecteur, la fait advenir, lui façonne un corps imaginal et offre même au rêveur la possibilité d’assouvir librement ce désir. Si la sublime inconnue, pure émanation de l’esprit de Cristal, disparaît au réveil, son image onirique subsiste toutefois à l’esprit d’un chevalier désormais déterminé à trouver la demoiselle « réelle » susceptible de coïncider avec celle qui s’est présentée dans son rêve :

 

« Ce m’est avis, bien conistroie
Tel pucele, se jel veoie.
Ses cors qui tant est bien formés
N’iert jamais de moi obliés.
Certes, le monde chercherai
Por savoir se ge troverai
Feme qui tant ait de beauté. » (Cristal et Clarie, v. 441-47 [11])

 

>suite
sommaire

[1] Mises en évidence par Hermann Breuer dans son édition, Cristal und Clarie, altfranzösischer Abenteuerroman des XIII. Jahrhunderts, nach Friedrich Apfelstedt’s Abschrift der einzigen Arsenal-Handschrift (3516) und Hugo von Feilitzen’s Entlehnungsnachweisen mit Einleitung, Anmerkungen und Glossar zum ersten Male herausgegeben von Dr. Hermann Breuer, Dresden, Gesellschaft für romanische Literatur, 36, 1915. Concernant la pratique citationnelle dans ce roman, voir L. Louison, « Cristal et Clarie à la fontaine de Narcisse : quelques réflexions sur le plaisir de la récriture », "Ravy me treuve en mon deduire", ét. réunies par L. Pierdominici et E. Gaucher-Rémond, Fano, Arasedizioni, 2011, pp. 207-25, « La légende sans le Graal dans Cristal et Clarie », Le Graal : genèse, évolution et avenir d’un mythe, Actes du colloque international des 12-14 mars 2014, Amiens, Presses du Centre d’Etudes Médiévales de Picardie, 2014, pp. 232-244, G. Toniutti, Pour une poétique de l’implicitation. "Cristal et Clarie" ou l'art de faire du neuf avec de l'ancien, Lausanne, Archipel Essais, vol. 19, 2014, « De Partonopeu de Blois à Cristal et Clarie ou la réécriture implicitée d’une rencontre amoureuse », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, n°27, 2014, pp. 259-285 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023).
[2] Cristal et Clarie, v. 2252-56, 4505-08, 8671-76.
[3] A ce sujet, voir G. Bartholeyns et Th. Golsenne, « Une théorie des actes d’image », La Performance des images, éd. Dierkens, G. Bartholeyns, Th. Golsenne, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles – Editions de l’Université de Bruxelles et Archives & Bibliothèques, 2010, p. 24.
[4] Notre réflexion est fondée sur l’analyse de Philippe Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Discours, images, dispositifs. Penser la représentation, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 33-58.
[5] Sur l’indissociabilité de l’image et du langage verbal, on lira avec intérêt l’ouvrage d’Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Age, Ve-XVIe siècle, Paris, Le Seuil, 2008, particulièrement le chapitre « L’image et l’écriture », pp. 55-95.
[6] Nous nous fonderons sur la définition du dispositif comme « agencement actualisant et intégrant des éléments en vue d’un objectif » formulée par Ph. Ortel dans « Vers une poétique des dispositifs », art. cit., p. 35.
[7] Nous reprenons cette terminologie à Ph. Ortel, Ibid., pp. 39-44.
[8] Nous citerons le texte selon l’édition que nous préparons, et en proposerons une traduction personnelle.
[9] Cristal et Clarie, v. 430.
[10] Sur ce sujet, voir le très beau livre de M. Demaules, La corne et l’ivoire. Etude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2010, part. pp. 217-222.
[11] « C’est sûr, je reconnaîtrais aisément une telle jeune fille, si je la voyais. Comment oublier son corps si parfaitement façonné ? Assurément, je suis prêt à parcourir le monde entier pour savoir si je peux trouver une femme d’une telle beauté ».