La fenêtre dans l’hagiographie latine
(Ve-XIIe siècles)

- Marie-Céline Isaïa
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Fig. 1. Maître du cardinal de Bourbon,
« Miracle de maître Dudon », 1480-1488

Résumé

La fenêtre est un motif d’une trompeuse simplicité dans l’hagiographie latine. Loin de permettre une vision directe, d’encadrer une scène et de focaliser le regard sur un tableau, la fenêtre est utilisée dans les textes du haut Moyen Age pour dire l’ouverture sur des réalités invisibles. Elle ne fait donc pas image, au sens où le voyant découvrirait par la fenêtre un portrait ou un paysage qui lui seraient minutieusement décrits ; au contraire, la fenêtre dit l’inanité de la vision corporelle et la nécessité de voir au-delà des apparences pour parvenir à la connaissance de Dieu.

Mots-clés : hagiographie latine, fenêtre, vision, connaissance parfaite

 

Abstract

In Latin hagiography, the window is a deceptive motif, for it does not allow a direct vision, nor frame a scene, nor focus the gaze: it is used in hagiographical texts of Early Middle Ages to mean an access to invisible realities. Seeing through a window therefore, one does not discover a clear image that the author would take time to describe or to paint; on the contrary, alluding to a window tells the inanity of corporeal vision and compels to see beyond appearances in order to come to the true knowledge.

Keywords: latin hagiography, window, vision, true knowledge

 


 

Maître Dudon est malade, les médecins s’affairent en vain à son chevet ; la nuit venue, il prie devant la statue de Saint Louis. La fenêtre que le Maître du cardinal de Bourbon a ouverte dans son enluminure dévoile alors ce qu’aucun des acteurs de la scène ne peut voir, puisqu’ils ont tous les yeux fermés : le saint roi est debout auprès du malade et le guérit (fig. 1) [1]. « Nous voyons à présent au moyen d’un miroir une vision indirecte » (videmus nunc per speculum in aenigmate, I Co 13, 12) : Paul de Tarse a légué à l’Occident chrétien la certitude qu’on ne peut ici-bas se former qu’une image imparfaite des réalités divines ; mais par grâce, le voile parfois se déchire et certains voient la vérité derrière les apparences. L’hagiographie latine qui raconte ces visions doit alors inventer un langage, comme le Maître du cardinal de Bourbon invente une fenêtre : elle recourt à des dispositifs visuels qui ne sont pas destinés seulement à « faire image », comme un cadre découperait un espace et focaliserait le regard, mais bien à créer l’image de réalités d’ordinaire imperceptibles aux sens. Dans une tradition religieuse où l’image reste longtemps suspecte, les hagiographes doivent trouver les moyens narratifs d’avérer la manifestation d’un réel invisible. Il ne sera donc pas question ici des images de dévotion, des objets matériels, acheiropoïètes ou non, où les hommes du Moyen Age ont reconnu la présence de Dieu [2] et dont l’hagiographie s’émerveille, mais bien du discours des hagiographes et des moyens narratifs dont ils disposent pour « faire image », pour dire ces visions que les yeux ne voient pas.

La question intéresse l’histoire des sociétés médiévales puisqu’elle est le lieu d’une rupture chronologique majeure : à partir du XIe siècle, les hagiographes n’hésitent plus à décrire les visions avec le plus grand réalisme, comme l’irruption tangible des réalités célestes dans le monde physique. C’est un moine de Saint-Denis qui raconte :

 

Au plus noir de la nuit, un rayonnement fit resplendir l’église tout entière, si puissant que l’éclat des cierges nombreux palissait devant ce rayonnement, comme si un soleil divin avait fait resplendir son propre rayonnement. Le lépreux qui passait cette nuit sans dormir fut stupéfait par cette indicible clarté et se mit à scruter cette lumière avec l’attention la plus vive – il attendait. Soudain, voici que le Seigneur Jésus, souverain prêtre, est présent (…). [Le lépreux] ne voyait pas du tout cette vision comme il arrive souvent à un homme endormi, mais regardait tout et tous de ses yeux grand ouverts. Et il voyait le Seigneur Jésus en personne marcher le premier en vêtements blancs, marquer bien clairement les murs de l’église des croix de sa dédicace et tenir lieu d’évêque un geste après l’autre (…). [Jésus] s’approcha du lépreux et lui dit, d’une voix qu’on pouvait entendre (...) : « Dévoile ce que tu as vu et ce que je t’aurai demandé » [3].

 

« D’une voix qu’on pouvait entendre » : la précision souligne avec éloquence de quoi il est question ici. L’hagiographe de Saint-Denis, qui travaille dans la première moitié du XIIe siècle [4], veut peindre une apparition sensible, qui touche les yeux autant que les oreilles, à grand renfort de lumières terrestres et de sensations. « J’ai vu et j’ai entendu », peut témoigner le lépreux devant le roi Dagobert que l’abbatiale Saint-Denis a été dédicacée par le Christ en personne. « Et le doigt pointé : "Voici, dit-il, la fenêtre par laquelle le Seigneur est entré dans cette nef" » [5]. Tout dans cette apparition est matériel : aujourd’hui encore, les murs conservent les signes de consécration, la peau du lépreux que le Christ a laissée après l’avoir guéri pour servir de preuve, est vénérée dans une châsse, des miracles entourent la fenêtre par laquelle le Christ est entré. Car la fenêtre ici ne fait plus image : le lépreux n’a pas bénéficié d’une apparition mystique mais a été mis devant une présence explicitement physique ; puisque le Christ est entré dans l’église dont les portes étaient closes, c’est donc qu’il est entré par une fenêtre qu’on peut désigner.

 

Se retenir de « faire image » : les visions sans images du haut Moyen Age

 

Il en va tout autrement durant le haut Moyen Age [6]. L’hagiographie latine, dépendante de sa matrice scripturaire, parle des visions tenues de Dieu comme d’expériences non sensibles ; savante et fidèle à la tradition patristique, elle se méfie de la vision naturelle [7]. L’ascèse monastique enseigne que celui qui voit avec les yeux du corps perd toute lucidité [8] ; ou pour le dire avec les mots d’Heiric, moine d’Auxerre, vers 870 :

 

Le mal de l’antique Ennemi s’insinue par tous les orifices des sens : il s’offre par des figures, s’ajuste aux couleurs, se joint aux sons, se mêle aux parfums, se glisse dans les saveurs et comble par de sombres passions, comme par quelques ténèbres, tous ces points d’accès de l’intelligence par lesquels la pointe de l’esprit laisser d’ordinaire entrer la lumière de la raison. (…) Celui dont la vision corporelle est défaillante ne pense pas être en présence de ce qu’il ne peut pas voir, l’image des réalités se présente à ses yeux en vain s’ils sont abîmés ; de la même façon, Dieu, qui jamais ne disparaît, est présent en vain à l’âme encombrée que la cécité de son esprit empêche de voir [9].

 

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[1] Paris, BnF, français 2829, fol. 92r°. La peinture illustre le 38e miracle raconté par Guillaume de Saint-Pathus, Les Miracles de Saint Louis, éd. P. Bradshaw Fay, Paris, 1931, pp. 113-118 : seulement le récit ne parle pas de fenêtre, dispositif visuel que l’enlumineur invente pour dire le songe. Mon attention a été attirée sur cette enluminure par le mémoire de Master Recherche Mondes Médiévaux écrit par Tiphaine Giraud, Les Miracles de Saint Louis, sous la direction de Xavier Hélary, et soutenu devant l’Université Jean Moulin Lyon 3 en 2022. Je remercie Tiphaine Giraud de m’avoir permis de lire son travail. L’intérêt de la fenêtre pour « faire image » est largement démontré dans le champ de la littérature médiévale par l’ouvrage collectif Par la fenestre. Etudes de littérature et de civilisation médiévales, dir. Chantal Connochie-Bourgne, Senefiance 49, CUERMA, Aix-en-Provence, 2003.
[2] Pour ses analyses et sa bibliographie rétrospective, voir C. M. Bino, « Images and Performative Vision in the Middle Ages », Eikón. Imago, 6, 2017, pp. 69-84 ; voir depuis J.-M. Sansterre, Les Images sacrées en Occident au Moyen Age : histoire, attitudes, croyances. Recherches sur le témoignage des textes, Madrid, 2020.
[3] « In ipso autem noctis conticinio tantum iubar totam illam ecclesiam illustrauit ut multorum cereorum splendor illi iubari cederet utpote quam sol diuinus suo iubare illustrasset. Insomnem ducebat leprosus noctem illam et preclaritate ineffabili obstupuit et siquid subsequeretur lucem illam sollertissimus expectare cepit. Ecce repente Dominus Iesus pontificum pontifex (…) affuit. Quam uisionem nequaquam sicuti prouenire frequenter assolet somniantis more uidebat, sed omnes et omnia uigilibus oculis perpendebat. Uidebat namque ipsum Dominum Iesum niueis uestibus inductum precedentem et signa sue dedicationis luculenter illis parietibus imprimentem et seriatum (sic) officium episcopale complentem (…) ad leprosum Saluator accessit eique uoce que posset intelligi dixit (…) : “que uidisti et que tibi mandauero aperi” » (Miraculum in dedicatione factum, Paris, BnF, latin 5345, fol. 22r°B).
[4] Le texte date de l’abbatiat à Saint-Denis d’Adam (1098-1122) ou de Suger (1122-1151). Il est étudié par S. Olivier, La Mémoire mérovingienne à travers ses réécritures, pp. 161-165, thèse rédigée sous la direction de Catherine Vincent et de Franco Morenzoni, et soutenue devant l’Université de Genève en 2022. C’est grâce à Sarah Olivier que j’ai consulté le manuscrit pour la première fois. Sur cette source, mais sans rapport avec les récits de vision, elle renvoie surtout à A. Lombard-Jourdan, « La légende de la consécration par le Christ de la basilique mérovingienne de Saint-Denis et la guérison du lépreux », Bulletin Monumental, 143, 1985, pp. 237-269 ; R. Grosse, « L’abbé Adam, prédécesseur de Suger », dans Suger en question, dir. R. Grosse, München, 2004, pp. 31-43 ; M. M. Tischler, Die Christus- und Engelweihe im Mittelalter, Berlin, 2005, pp. 43-46.
[5] « [] uidi et audiui (…). Et extendens digitum : haec est inquit fenestra per quam Dominus aulam hanc introiuit » (Miraculum in dedicatione factum, Paris, BnF, latin 5345, fol. 22v°B).
[6] Parmi toutes les communications importantes parues dans Seeing the Invisible in Late Antiquity and the Early Middle Ages, éd. G. de Nie, K. F. Morrison, M. Mostert, Turnhout, 2005, voir pour le contexte intellectuel T. F. X. Noble, « The Vocabulary of Vision and Worship in the Early Carolingian Period », pp. 213-237 avec une traduction de la lettre 135 d’Alcuin à Fridugise p. 217.
[7] Vers 1072, l’auteur de la deuxième Vie de sainte Wiborade livre un long enseignement augustinien sur les trois catégories de vision, corporelle, spirituelle ou intellective qui reprend les mêmes catégories qu’Alcuin (voir note précédente) ; voir Herimannus, Vita IIa s. Wiboradae, BHL 8867-8868, éd. W. Berschin, Vitae Sanctae Wiboradae. Die ältesten Lebensbeschreibungen der heiligen Wiborada. Einleitung, kritische Edition und Übersetzung, Saint-Gall, 1983, pp. 110-231. Il affirme que la vision physique est faillible, comme l’est aussi la vision spirituelle.
[8] L’idée a des répercussions jusque dans la Vie de l’évêque d’Evreux Aquilin, qui obtient de Dieu de devenir aveugle : « il priait toujours le Seigneur de boucher ou de défendre les portes de son corps pour éviter que l’insatiable concupiscence ne les utilise pour entrer, et que s’insinue avec elle la mort comme à son habitude » (« semper Dominum precabatur, ut portas sui corporis aut obstueret, aut custodiret; ne per eas concupiscentiæ appetitus introiret, cum quo mors irrepere solet », Vita s. Aquilini, BHL 655, § 28, éd. B. Bossue, AASS, Oct. VIII, Bruxelles, 1853, pp. 505-510, cit. col. 509F).
[9] « Serpit antiqui malum hostis per omnes aditus sensuales ; dat se figuris; accommodat coloribus; adhæret sonis ; odoribus se subjicit; infundit saporibus ; ac tenebrosis affectionibus, tamquam quibusdamnebulis, implet omnes meatus intelligentiæ, per quos pandere lumen rationis mentis radius solet. (…) Ut enim visus oculorum si fuerit vitiatus, quidquid videre non potuerit, adesse non putat (frustra enim circumstat oculos præsens imago rerum, si oculis desit integritas :) ita etiam Deus, qui nusquam deest, frustra pollutis animis præsens est, quem videre mentis cæcitas non potest » (Heiric d’Auxerre, Miracula s. Germani episcopi Autissiodorensis libri duo, BHL 3462, II, 17, éd. P. van den Bossche, AASS, Iun. VII, Anvers, 1731, pp. 255-283, § 126, cit. col. 282E-F, à comparer pour ce que peuvent les sensus à ce qu’écrivait Paulin de Nole, traduit par G. de Nie, « Divinos concipere sensus. Envisioning Divine Wonders in Paulinus of Nola and Gregory of Tours », dans Seeing the Invisible, Op. cit., pp. 69-117).