L’intellect et sa région
     
    L’ambition  qu’Eckhart attribue à l’intellect est qu’il devienne un « monde  intelligible », un monde d’images : « Le Philosophe dit aussi  que « l’âme est le lieu des espèces », « non pas tout entière,  mais l’intellect » [10].  L’intellect est ce qui en l’âme créée est l’image de Dieu [11].  Il est à ce titre capable de saisir au sein de la création constituée par les  divers suppôts composés de matière et de forme, les quiddités séparées – les  genres et les espèces – formées par l’intellect divin. En effet :
     
    […]  il faut savoir que la créature rationnelle ou intellectuelle (rationalis sive intellectualis) diffère  de toute autre créature qui lui est inférieure en ce que l’inférieur est  produit à la ressemblance de ce qui est en Dieu et n’a de correspondant en Dieu  que cette Idée d’après laquelle il est dit être créé. Une Idée (de ce type) est  spécifiquement déterminée et est relative à la réalité créée  (infra-intellectuelle) comme à une essence spécifiquement distincte (ad species distinctas). Tandis que  chaque nature intellectuelle a, comme telle, plutôt pour modèle Dieu lui-même (deum similitudinem) et non pas  simplement une Idée divine. La raison en est que l’intellect comme tel est “ce grâce à quoi (le sujet connaissant) devient toutes choses” et n’est pas  (simplement) tel ou tel être spécifiquement déterminé. En effet, l’intellect,  d’après Aristote, “est d’une certaine manière toutes choses”, et  l’être en sa totalité [12].
     
     L’intellect  n’est pas créé à la ressemblance d’une idée distincte en Dieu : le modèle  de l’intellect est l’intellection divine elle-même. La raison en est que  l’intellect réalise, au niveau créé et fini qui est le sien, une activité  semblable à celle de l’intellect divin. A la différence de l’intellect divin  archétypique, l’intellect humain n’est pas cause de l’être mais est causé par  lui ; toutefois, il ressemble à ce même intellect par sa capacité à accueillir  les formes des êtres au point d’en devenir leur lieu, dans une sphère de pure  intelligibilité. L’intellect par nature n’est rien, est néant d’être et il  n’est quelque chose que parce que son activité, causée par les étants avec  lesquels il entre en relation, est celle de la séparation des quiddités-formes  de leur substrat matériel. Le Sermon  allemand 104a en précise la manière :
     
    Notez-le  bien ! Nous avons déjà parlé à ce propos d’un intellect actif et d’un  intellect passif. L’intellect abstrait les images des choses extérieures, les  dépouille de la matière et de la contingence, il les introduit dans l’intellect  passif et engendre en lui leur image spirituelle. Ainsi l’intellect passif est  rendu fécond par l’actif, connaissant les choses et les écartant avec l’aide de  l’intellect actif. Par conséquent, l’intellect passif ne peut se maintenir dans  la connaissance des choses que dans la mesure où l’actif resplendit en lui [13].
     
    Maître  Eckhart distingue ainsi avec la tradition péripatéticienne l’intellect passif  et réceptif de l’intellect actif ou agent : l’intellect agent abstrait les  formes qui luisent et rayonnent dans la matière. Lui revient alors le rôle de  la paternité des espèces – il les engendre – tandis que l’intellect passif  devient le lieu de leur engendrement.
    La  suite du sermon continue de développer les caractéristiques de l’intellection  humaine :
     
    Notez  bien, s’il en est ainsi ! L’intellect actif ne peut donner ce qu’il n’a  pas, ni ne peut avoir deux images ensemble. Il a d’abord l’une et ensuite l’autre.  L’air et la lumière montrent ensemble beaucoup d’images et de couleurs,  cependant tu ne peux voir ni connaître que l’une après l’autre [14].
     
    Les  images produites par l’intellect actif répondent parfaitement et absolument aux  titres de l’image essentielle, dégagés plus haut. L’image est l’image d’un  seul, à l’exclusion de toute autre. L’intellect ne peut produire deux images  ensemble et se tient dans un rapport d’univocité et d’exclusivité avec l’objet :  le Sermon latin XLIX précise ainsi que  « la forme la plus antérieure passe » [15].
    Les  images intellectuelles sont produites distinctement et selon l’ordre de  l’antérieur et du postérieur, une image en chassant une autre, ce qui est la  marque de la région de l’intellect. A la différence des suppôts ou étants créés,  l’image formée par l’intellect est une et indivise : « La division et  le nombre des suppôts sont en effet dans les suppôts, l’indivision et l’unité,  en revanche, viennent de la forme et de l’espèce. Callias est en effet, autre  que Socrate selon le Philosophe » [16].  L’intellect opère ainsi une réduction du multiple à l’unité de la  forme-essence, saisie sous un mode intentionnel. Mais, saisissant l’homme sous  l’espèce et visant une quiddité, il la distingue par là des autres :  « […] l’Idée (ratio) par laquelle  le lion est produit dans l’être (in esse) est autre et distincte de l’Idée  du cheval » [17].
    Une  forme chasse une autre forme selon le progrès réalisé par l’intellect. Le rapport de l’antérieur et du postérieur est celui d’un devenir qui s’effectue selon  un ordre qui va de l’individu à l’espèce et de l’espèce au genre. En effet,  « […] à mesure que l’intellect est plus parfait et de rang plus élevé, ses  espèces intelligibles sont plus universelles et moins nombreuses, c’est-à-dire  moins fragmentées » [18].  L’intellect forme ainsi la science une et universelle propre à chaque genre  jusqu’à l’objet supérieur de la métaphysique, l’être pur, l’être en tant  qu’être aristotélicien. La suite du n. 115 du Commentaire de la Genèse précise :
     
    Avicenne l’explique ainsi au livre X  de sa Métaphysique : “L’accomplissement  de l’âme rationnelle est de devenir un monde intelligible (saeculum intellectuale), que vienne s’inscrire en elle la forme de  tout (l’être) (forma totius)”, “au point que s’y  imprime de façon parfaite l’ordonnancement de tout l’être de l’univers”. […]
      Il est de la raison de l’image (imaginis) de manifester pleinement la  totalité du modèle dont elle est l’image, mais non pas tel élément déterminé  (pris isolément) en lui. C’est pourquoi les penseurs grecs appellent l’homme  microcosme, c’est-à-dire petit monde. En effet, l’intellect en tant que tel,  est similitude de la totalité de l’être : il contient en lui  l’universalité des êtres, mais non celui-ci ou celui-là considéré à part. Ainsi  l’objet propre de l’intellect, c’est l’être pris absolument, et non pas  seulement celui-ci ou celui-là [19].
 
La  forme de l’être qui s’inscrit dans l’intellect intègre les diverses quiddités  des êtres en tant que forme des formes, raison des quiddités : il est  pensé par Eckhart comme la présence intellectuelle intime de Dieu en toute  créature. Il faut alors comprendre l’âme comme saeculum intellectuale selon un principe de réduction des formes à  une unique forme, forma ou ratio, l’être pur, cause essentielle des  essences.
Le  progrès de l’intellect suit donc un cheminement naturel de désimagination. Il n’y a pas deux actions successives dont la première consisterait pour  l’intellect à former des images et la seconde à s’en détacher. C’est  naturellement qu’il est conduit des images-quiddités à leur réduction à l’unité  dans la Ratio, au-delà des phantasmes  des sens, première cause originelle et essentielle des choses [20].  A ce stade, ce n’est plus l’âme qui intellige, mais Dieu qui se répand en elle  dans la pureté de son être contenant toutes les formes :
 
Un  maître dit : Il appartient à la nature et à la perfection naturelle de  l’âme de devenir en soi un monde intelligible, là où Dieu a formé en elle les  images de toutes choses. Celui qui dit qu’il est parvenu à sa nature doit  trouver toutes choses formées en lui dans la pureté où elles sont en  Dieu : non pas telles qu’elles sont en dans leur nature propre, mais  telles qu’elles sont en Dieu. Ni esprit ni ange ne touche le fond de l’âme ni  la nature de l’âme. Là, elle parvient au principe, au commencement où Dieu se  diffuse avec bonté dans toutes les créatures [21].
 
    
    
 
      [10] Eckhart,  Livre des paraboles de la Genèse, n.  54, Op. cit., p.108 ; LW I, p.  522.
[11] Voir  Eckhart, Commentaire de la Genèse, n.  116, trad. cit., p. 389 ; LW I, p. 273 : « Il faut encore noter  ici ce qu’enseigne Maïmonide, livre I, chap. 2 : “L’intellect dont  Dieu a doté Adam dès le principe est la perfection suprême qui était en lui  avant la faute. C’est en raison de cet intellect qu’il est dit qu’Adam fut créé  à l’image de Dieu […]” ».
[12] Ibid., pp. 383-385 ; LW  I, p. 270.
[13] Eckhart,  Sermon allemand 104a, trad. fr. E.  Mangin, Le silence et le verbe. Sermons 87-105, Paris, Seuil, 2012, p.  175 ; DW IV, 1, pp. 585-586.
[14] Eckhart,  Ibid., p. 176 ; DW IV, 1, pp.  589-590.
[15] Eckhart,  Sermo XLIX, n. 508, Op. cit., p. 407 ;  LW IV, p. 423.
[16] Eckhart,  Livre des paraboles de la Genèse, n.  56, Op. cit., p. 110 ; LW I, p.  524.
[17] Ibid., n. 59, p. 111 ;  LW I, p. 526.
[18] Eckhart,  Commentaire de l’Evangile selon s. Jean,  n. 193, pp. 349-351 ; LW III, p. 162.
[19] Eckhart,  Commentaire de la Genèse, n. 115, Op. cit., p. 385 ; LW I, pp.  270-271.
[20] Voir  Eckhart, Livre des paraboles de la Genèse,  n. 52, Op. cit., p. 107 ; LW I, p. 522.
[21] Eckhart,  Sermon allemand 17, trad.fr. J.  Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, p. 157 ; DW I, pp. 288-289.