Images persistantes, images en attente.
Sur les traces, vestiges et empreintes dans
les récits tristaniens et le Lancelot de
Chrétien de Troyes

- Aurélie Barre
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Résumé

Cet article entend parcourir les deux romans inachevés de Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier de la charrette et Perceval ou le conte du Graal ainsi que les romans de la légende tristanienne afin de saisir, dans ces récits de l’amour caché, les traces, les vestiges, les empreintes adressés à l’autre aimé ou imprudemment laissés. Ces récits interrogent profondément la visibilité en ses signes les plus ténus mais aussi les plus signifiants.

Mots-clés : signe, empreinte, vestige, Lancelot, Tristan, Perceval

 

Abstract

This article intends to go through the two unfinished novels of Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier de la charrette and Perceval ou le conte du Graal as well as the novels of the Tristanian legend in order to seize, in these narratives of the hidden love, the traces, the vestiges, the imprints addressed to the beloved other or imprudently left. These stories deeply question the visibility in its most tenuous but also most significant signs.

Keywords: sign, imprint, vestige, Lancelot, Tristan, Percival

 


 

Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire (Saint Augustin) [1].

Tristan n’a pas vu les taches rouges sur les draps, pas plus que Lancelot. Il n’a pu empêcher le sang de goutter de sa plaie sur la fleur de farine répandue par le nain, n’a guère prêté garde à l’empreinte de pas laissée dans la neige alors qu’il traverse le verger pour rejoindre Iseut. Dans le roman de Chrétien de Troyes, Gauvain s’élance sur les traces de Lancelot chevauchant pour ramener Guenièvre enlevée par Méléagant. Tous deux sont arrêtés, l’un par les débris d’un combat encore frais, l’autre par des traces de chevaux dans la poussière et par un peigne qui a gardé dans ses dents quelques cheveux d’or. Partout dans ces romans de l’amour caché, il y a des traces, des vestiges, des empreintes. Car ces récits interrogent profondément la visibilité. Ils ouvrent à la traque de ce qui doit rester caché mais dont demeurent des traces souvent involontaires ; ils dispersent aussi des signes interstitiels adressés à l’autre aimé auquel l’on ne se donne pas directement mais par détour, par images, pour ne pas être découvert ; ils lèguent des objets-signes de l’autre perdu de vue mais un instant retrouvé dans une image-métonymie.

Les traces, les vestiges et les empreintes sont des images survivantes, restes du passé suspendus dans le présent et tendus vers le futur de leur compréhension, de leur lecture. Images encore là d’un avant, images en attente aussi, la trace, l’empreinte et le vestige inscrivent en elles une triple temporalité. Elles appartiennent au passé dont elles ne sont plus que des persistances, mémoires d’un temps, d’un événement, d’un être qui ne se laisse plus voir et qu’elles forcent à revenir, qu’elles restaurent dans un effort de visualisation. Elles nous ramènent au passé dans ce « présent réminiscent » dont parlent Pierre Fédida et Georges Didi-Huberman [2], mais, différant leur présence pleine dans le futur de leur compréhension, elles demandent aussi de pouvoir encore faire image grâce à un processus d’intellection herméneutique. Car leur teneur en effet ne s’épuise pas dans la matière sensible qui s’offre présentement aux sens : ces images semblent attendre que quelque chose d’autre advienne qui les comble [3]. A la fois moins et plus que des images (elles sont des restes mais des restes qui visent à être réélaborés par l’esprit, en imagination et en écriture), elles sont d’autant plus singulières qu’elles ne sont pas le résultat d’un quelconque art (ars industria) ni même d’une action humaine intentionnelle. Laissées derrière soi, malgré soi, ces images interrogent aussi la ressemblance : la trace de sang ou le chemin foulé par les chevaux, les débris de lances et d’écus ne sont pas mimétiques. Seule l’empreinte relève, pour reprendre la définition de Georges Didi-Huberman, d’une « ressemblance par contact » [4]. Image inversée, l’empreinte creuse dans un support meuble et accueillant une trace singulière, à nulle autre pareille. Surtout, dans ces romans de l’amour et de l’éloignement, du secret et de la perte, la trace, les vestiges et les empreintes exacerbent dans leur ténuité même la crainte de la révélation d’un amour interdit, la peur de l’éloignement qu’elles rendent prégnante en leur matérialité. Elles portent en elles une exceptionnelle charge dramatique et émotive. Images fragiles, qui font vivre dans le même temps la présence et l’absence, elles risquent à tout moment de disparaître, de s’effacer, comme les trois gouttes de sang sur la neige contemplées par Perceval dans le Conte du Graal : le soleil réchauffe la contrée, et pâlit doucement les gouttes.

 

Et ne portant li solauz ot
Deus des gotes del sanc remises
Qui sor la noif furent assises,
Et la tierce aloit remetant.

 

(Cependant le soleil avait effacé deux des trois gouttes de sang dessinées sur fond de neige et la troisième était en train de s’estomper [5], Perceval, v. 4426-4429).

 

Les traces, les vestiges, les empreintes sont des images mémorielles qui font image, qui inscrivent en elles, selon différents régimes de présence et de signification, un processus. Dans la dialectique comme dans la précarité qui les définissent, dans l’instabilité d’un emportement se joue le drame de leur présence intermittente. Cet emportement, c’est aussi celui de l’écriture et du récit qui avancent en s’appuyant sur des éléments presque insignifiants dispersés ici et là, qui suit le fil discret et évanescent des traces. Non seulement le reste devient quelque chose à partir de quoi voir et écrire mais il est également le vestige d’une série ou d’une chaîne étiologique. L’écrivain a quelque chose du chasseur (comme les personnages de nos romans) lisant dans les traces muettes une histoire, retrouvant en ces signes semés la toute présence et la cohérence qui sera celle de la narration [6].

 

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[1] « Un signe, en effet, est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée » (De Doctrina christiana, II, 1, 1, trad. fr. I. Bochet, La Doctrine chrétienne, Bibliothèque augustinienne (BA), 11/2, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1997, p. 137).
[2] L’expression de Pierre Fédida figure dans « Passé anachronique et présent réimmiscent. Epos et puissance mémoriale du langage », L’Ecrit du temps, n° 10, p. 14 et p. 312. Elle est reprise et explicitée par G. Didi-Huberman dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2008, p. 13.
[3] On gardera à l’esprit les pages très suggestives de Vincent Giraud dans son article « Signum et vestigium dans la pensée de Saint Augustin » paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 95, 2011, pp. 251-274 (en ligne. Consulté le 29 nomvembre 2022).
[4] G. Didi-Huberman, La Ressemblance par contact, Op. cit.
[5] Dans la citation, la périphrase verbale aler remetant traduit la dilatation du temps mais aussi son caractère inéluctable. Déclinant en participe passé (remises) puis présent (remetant) le verbe remetre au sens de « fondre », Chrétien de Troyes retient in extremis la présence de la dernière goutte en la sachant promise, comme les deux autres à l’effacement. Les citations de Chrétien de Troyes sont empruntées à l’édition de Daniel Poirion, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994 ; celles des récits tristaniens à l’édition de Ch. Marchello-Nizia, Tristan et Iseut. Les premières versions européennes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.
[6] Pour Carlo Ginzburg, « [l]e chasseur aurait été le premier à "raconter une histoire" parce qu’il était le seul capable de lire une série cohérente d’événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie ». Et il évoque la tradition chinoise qui attribuait l’invention de l’écriture à un haut fonctionnaire ayant observé les empreintes d’un oiseau sur la rive sablonneuse d’un fleuve (dans Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, Lagrasse, Verdier, « Poche », 2010, p. 243).