La ville-désert.
Image dialectique, entre stase et mouvement

- Benjamin Thomas
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Fig. 4. T. Shimizu, Ju-On, 2002

Fig. 5. Y. Ozu, Printemps tardif, 1949

Fig. 6. A. Hitchcock, La Loi du silence, 1953

Fig. 7. J. Daguerre, Boulevard du Temple, 1839

Fig. 8. E. Atget, Au petit Dunkerque, 1900

On trouve aussi dans Ju-On de Shimizu, des images de ville-désert d’autant plus saisissantes, peut-être, qu’elles surviennent dans un film qui, pour terrifiant qu’il soit, ne semblait pas devoir mener à une telle évaporation de la communauté humaine. Ju-On est une histoire de maison hantée, pour le dire vite. Le film est découpé en chapitres qui isolent littéralement chaque protagoniste dans sa confrontation fatale aux fantômes, symptôme, déjà, que le commun est en voie d’atomisation. Mais enfin, même si le champ d’action des spectres semble déborder de la maison qu’ils hantent, rien ne prépare objectivement dans cette intrigue à la vision d’une ville totalement déserte. Or, entre la dernière image de la protagoniste vivante, et celle de son cadavre aux allures spectrales, s’invitent sept plans, insistants, sur un espace urbain vide de toute silhouette humaine (fig. 4).

Et pourtant, il y a peut-être plus troublant ; en effet, en dehors des genres fantastiques et post-apocalyptiques, d’autres films mobilisent eux aussi la charge d’inquiétude contenue dans cette image d’une évaporation des formes humaines. Peut-être cela s’explique-t-il par le fait que ces œuvres traitent également, au fond, d’une distension des liens intersubjectifs, d’une disparition (du sens) de la communauté, d’une mise à mal de la cohésion des groupes humains (le couple, la famille, la société). En somme, le cinéma aurait trouvé dans ce motif une figuration singulièrement puissante, éminemment figurale, de la solitude et de l’étiolement des liens humains.

N’en va-t-il pas ainsi dans certains plans des films de Yasujirô Ozu, notamment dans Printemps tardif [22] ? Maints films d’Ozu se donnent comme les témoignages de la fin d’un monde : le deuil d’une configuration de la famille qui a atteint le point où il serait socialement convenable qu’elle mue, mais que les personnages ne peuvent se résoudre à quitter si vite. Or ce deuil d’un certain équilibre du commun, s’il passe à peine dans les dialogues, trouve à s’exprimer par déplacement dans l’évidement du monde qui invite à la place des plans de coupe attendus – ici le quai d’une gare aux abords de la demeure des protagonistes (fig. 5) – des vues saisissantes et prolongées d’un cadre familier qui s’est comme exilé. Ce que l’on pourrait appeler le vacillement des certitudes perceptives annonce dans de tels plans l’inéluctable bouleversement d’autres repères, la catastrophe intime qui s’annonce.

Et que dire de La Loi du silence d’Alfred Hitchcock [23] ? On se souvient de cette ouverture étrange : les rues de Québec, littéralement sans âme qui vive, à la lumière du jour, et puis la nuit qui tombe abruptement à la faveur d’un changement de plan. L’affect de pesanteur, l’immobilité muette de la ville-désert rappellent à cette occasion que l’espace urbain n’entrave pas totalement tout mouvement : celui du cycle des jours est ici comme sa pulsation. Sans parler des insistants panneaux portant la mention « direction », traces immobiles d’une parcourabilité inactualisée (fig. 6). Ils finiront par pointer le corps d’un homme assassiné. Avant même que l’on ne découvre ce cadavre, avant même que l’intrigue n’enclenche le mécanisme d’effondrement des bases hypocrites de la bonne société que provoque par ricochet cet assassinat, l’image de cette ville vide préparait déjà à une fin de monde. Comme si, loin d’être le décor de cette déliquescence, elle lui permettrait d’en sourdre.

 

Des spectres nichés dans l’image

 

D’où vient cette charge d’inquiétude qui sous-tend l’image de la ville-désert ? De ses qualités formelles mêmes, on l’a dit. Elle est un bloc d’affects et de percepts dont les enjeux plastiques consistent à faire accéder au sensible un oxymore déstabilisant. En elle sont maintenues les promesses d’une parcourabilité que l’immobilité obstinée des immeubles finit toujours par réfuter avec insistance. Or la stase, dans un monde qui accède à la vie par le mouvement, au cinéma comme ailleurs, prend inévitablement une connotation mortifère. Pourtant les mouvements constitutifs de l’image cinématographique, qui la travaillent de l’intérieur – le défilement des photogrammes –, ne sont pas contestés jusqu’au bout, sans quoi il n’y aurait plus d’image. Par là même, l’image de la ville-désert fait accéder au sensible une improbable mais entêtante présence des objets et atteste d’une vie des choses, puisque l’image des choses « palpite ». Dès lors, elle prend acte d’une évaporation de l’homme et fait de l’inquiétante étrangeté sa texture même. Mais sa charge de déréliction, sa puissance apocalyptique latente ne lui vient pas que de là. Pour le comprendre, peut-être faut-il se souvenir ici que le cinéma participe de la photographie.

Dans un daguerréotype de 1839, titré Boulevard du Temple, la vue d’ensemble de la rue parisienne, étrangement déserte à cette heure du jour, ne compte que deux silhouettes humaines : un homme, le pied posé sur une caisse en bois, et le cireur qui lui lustre les souliers (fig. 7). Or, comme le raconte Samuel Morse dans une lettre adressée à son frère en 1839 depuis Paris où il a rencontré Daguerre, sur l’image « les objets en mouvement ne sont pas imprimés. Le boulevard, rempli en permanence d’un flot roulant de passants et de voiture était parfaitement désert » [24]. Autrement dit, dans le cliché, mais en latence, quelque part sous son grain, des silhouettes humaines se nichent, trop instables pour apparaître dans ce monde favorable aux « objets inorganiques » [25], tels des fantômes. Et sans doute en va-t-il de même dans les célèbres photographies d’un Paris désert, par Eugène Atget. Le photographe, qui opère pourtant plus d’un demi-siècle après Daguerre, privilégie un matériel archaïque, qui lui interdit la prise d’instantanés [26]. Certains de ses clichés, comme Au petit Dunkerque (1900), laissent apparaître la silhouette ectoplasmique d’une personne, trop vive pour être saisie par la photo, et qui y survit donc comme spectre (fig. 8).

Comme le rappelle Philippe-Alain Michaud, lorsque s’annonce l’avènement de techniques qui permettront de raccourcir les temps de pose, certains, comme William Lake Price, en 1858, s’en réjouissent en ces termes : « Les villes ne sembleront plus dévastées par la peste à cause de l’aspect désertique de leurs rues » [27]. Qu’ils en soient conscients ou non, les films post-apocalyptiques ayant recours au motif de la ville-désert s’abreuvent donc à la source de cet imaginaire-là. Mais de surcroît, en faisant d’une ville déserte l’écrin d’un corps sans vie dans La Loi du silence, Hitchcock revisitait avec pertinence, en une séquence de cinéma, l’inquiétante aura de ces photographies primitives apparemment vides d’hommes, pourtant bel et bien là, sous le linceul du visible urbain.

En se remémorant ceci, on comprend à quel point Walter Benjamin avait raison lorsqu’il disait des photographies d’Atget qu’elles avaient des airs de « scène de crime ». Une scène de crime, c’est un lieu considéré maintenant au filtre de ce qu’il s’y est passé hier, mais qui y demeure un peu. Or c’est à peu près en ces termes que le même Walter Benjamin qualifie l’« image dialectique » : elle consigne et condense une tension temporelle en une solution figurative, elle entrelace le « maintenant » et l’« autrefois » dans une « dialectique à l’arrêt » qui transforme la succession en simultanéité. Elle empêche que le présent règne sans partage, elle subvertit l’écoulement linéaire du temps. Certes. Mais elle peut remettre aussi en question – il ne faut pas le négliger – les distributions spatiales par trop évidentes ou indiscutables. Ainsi les « passages », qui intéressaient tant Benjamin, forment une image dialectique parce qu’ils sont à la fois maison et rue [28]. Une image dialectique, donc, donne figure à des ambiguïtés puissantes, sous la poussée desquelles le temps et l’espace s’extraient du commun et de l’usuel, ce qui permet au sujet d’éprouver des connaissances qui l’engagent à procéder à d’autres agencements, quels qu’ils soient, contre l’attendu, le certain, l’équilibré. Des connaissances sensibles qui le saisissent plus qu’il ne s’en saisit. Et c’est peut-être cette puissance de déprise, ce salutaire décentrement que l’image dialectique donne à connaître avant tout autre chose.

Ainsi est-il possible de dire que l’image de la ville-désert en cinéma fonctionne comme l’image dialectique. Elle revisite celle-ci en radicalisant encore sa portée d’oxymore. Elle invente une parésie critique du monde, mais elle le fait grâce à un médium d’images en mouvement et sans le recours à l’arrêt sur image. Contenant à la fois présence et absence, le mouvement et sa négation, constituant un point de contact où des affects de choses s’imposent aux hommes et des affects humains se projettent sur les choses, elle ne contient pas un secret, elle est un secret, un mystère même, dont l’insolubilité lui garantit son efficacité : ainsi elle arrête la pensée pragmatique, elle stupéfie le corps pétri d’habitudes et de réflexes et se donne comme un moment de stase d’où le sujet pourra, fût-ce en passant d’abord par un état de stupéfaction, modifier la qualité de sa synchronisation au monde, ce qui n’est pas sans introduire une certaine puissance critique.

 

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[22] Yasujirô Ozu, Banshun, Shochiku, Japon, 1949.
[23] Alfred Hitchcock, I Confess, Warner Bros, Etats-Unis, 1953.
[24] Cité par Philippe-Alain Michaud dans Aby Warburg et l’image en mouvement (1998), Paris, Macula, « Vues », 2012, p. 48.
[25] Ibid., p. 49. Peut-être pourrait-on en dire de même du panneau peint à Urbino, La Cité idéale (vers 1470), attribué à Francesco di Giorgio Martini. Ici ce n’est pas la technique photographique, mais le dispositif perspectif, fantasme d’une saisie (d’une possession) géométrique du monde, d’un règne de la Raison, qui semble ne pas pouvoir souffrir l’humain, autrement dit l’erratique au sein de ses compositions parfaitement équilibrées.
[26] Voir les textes de Guillaume Le Gall qui accompagnent le catalogue en ligne sur le site de la BnF.
[27] Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Op. cit., p. 50.
[28] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle – Le Livre des Passages, Paris, Cerf, 2006.