Le voyage suspendu : paradoxes de la pause
dans les Mémoires d’un touriste de Stendhal

- Nathalie Solomon
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C’est alors seulement que se détachent de rares moments de pause dans le récit, pauses qui ne sont pas fondées sur un contenu diégétique, mais sur une modification dans le ton, quand, omettant de se regarder regardant, le voyageur s’oublie enfin dans la description. C’est subtil, il faut avoir lu bien des pages, avoir dans l’oreille ce bavardage stendhalien brouillon et généreux, pour repérer ces moments différents où la solitude enfin submerge le voyageur, où il semble se parler à lui-même. Ainsi, après les nombreuses pages consacrées à Lyon, à sa société, à ses travers, à l’ennui qui y saisit le visiteur, une description qui pourrait être banale transforme un compte rendu un peu amer en moment de grâce où la beauté du lieu prend le dessus (t. 1 p. 146).

Ces instants exceptionnels ont tous pour point commun d’être inattendus, ils relatent une expérience de surprise, un éblouissement qui abolit momentanément tout autre sentiment, comme ce passage fugitif où, près de Nantes, paraît sur le pont d’un bateau une jeune fille au chapeau vert :

 

Je suis resté immobile et ébahi à regarder ; ce n’était rien moins qu’une des plus belles têtes que j’aie rencontrées de ma vie : si elle ressemble à quelque parangon de beauté déjà connu, c’est à la plus touchante des vertus dont Michel Colomb a orné le tombeau du duc François à la cathédrale de Nantes.
J’ai jeté mon cigare dans la Loire, apparemment avec un mouvement ridicule de respect, car les femmes âgées m’ont regardé (t. 1, p. 338).

 

Comme à d’autres endroits des Mémoires d’un touriste, la rencontre reste purement virtuelle et ce personnage disparaît quelques paragraphes plus loin [5]. Cependant, le choc de l’admiration introduit une rupture quand tout s’abolit dans la conscience et que rien n’existe plus. C’est dans ces moments hors du commun qu’on peut trouver ce qui ressemble à un gel du récit. Ces passages où le voyageur n’éprouve pas le besoin de commenter, où il est tout à coup présent à lui-même, ne sont pas nombreux dans les volumes des Mémoires d’un touriste et il me semble que, si stase il y a dans l’œuvre, on la trouve dans ces pages que rien ne prépare et qui ne donnent lieu à aucune digression, à aucune suite. Ainsi encore ce moment dans le musée de Grenoble où, après la visite, « les tableaux examinés », le narrateur est « saisi par une vue délicieuse » par une fenêtre et parvient à grand peine à se débarrasser du gardien pour demeurer seul (t. 2 p. 140). « Un tel moment mérite seul un long voyage » (t. 2 p. 141).

Bien sûr ces instants qui soulèvent l’âme et donnent accès à une vérité sur soi et sur le monde sont un classique des récits de voyage romantiques ; il n’est que de penser à Chateaubriand sur l’Acropole contemplant dans une vision hallucinatoire les navires de Périclès pénétrant dans le Pirée ou à Lamartine voyant apparaître Jérusalem dans une brume quasi surnaturelle. Mais chez ces grands prédécesseurs l’épisode est présenté comme l’apogée d’une expérience qui serait l’aboutissement du parcours, alors que chez Stendhal il s’agit de moments volés, glanés à côté du voyage − loin des morceaux de bravoure préparés de longue date.

Un dernier exemple :

 

Mais, avant d’arriver à Tullins, j’ai trouvé une surprise délicieuse ; par bonheur, personne ne m’avait averti : je suis arrivé tout à coup à une des plus belles vues du monde. C’est après avoir passé le petit village de Cras, en commençant à descendre vers Tullins. Tout à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches du Titien. Sur le premier plan, le château de Vourey. A droite, l’Isère, serpentant à l’infini, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, et jusqu’à Grenoble. Cette rivière, fort large, arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée, et de la plus riche verdure. Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinant en rouge noir sur des neiges éternelles qui n’ont pu tenir sur leurs parois trop rapides. On a devant soi le Grand Som et les belles montagnes de la Chartreuse ; à gauche, des coteaux boisés aux formes hardies. Le genre ennuyeux semble banni de ces belles contrées (t. 2, p. 116).

 

La parataxe est ici imitative, jouant de la surprise, plaçant l’objet sous le regard du lecteur. L’important n’est pas tant le paysage –  on en trouve à foison dans tous les Voyages de l’époque, mais la commotion initiale, qui laisse au voyageur l’impression d’être seul au monde à partager un secret bien gardé. Encore cette voix unique, cette confidence au creux de l’oreille sans laquelle Stendhal ne serait pas.

Le périple devient ainsi le prétexte d’une pensée qui ne s’interdit aucun pas de côté : ce sont les caprices et les passions du voyageur qui décident de la forme que prendra l’œuvre ; il ne s’agit pas seulement d’un regard original et singulier, mais d’un fonctionnement métalittéraire. Le refus de la logique du récit de voyage manifeste l’emprise de l’auteur sur le genre. C’est pourquoi il faut faire à la rupture textuelle une place proche de celle de la fiction ou de la fresque historique : elle mesure la disponibilité du voyageur à l’égard du réel, elle rend compte de ses préoccupations, elle assure la part intime de l’Itinéraire. Ce sont les écarts du discours qui transforment la relation en impression de voyage. On pourrait définir la poétique du voyage au XIXe siècle à partir de cette déconcentration du regard, de ces moments où il ne s’agit plus justement de raconter quelque chose, mais d’écrire comme on pense.

 

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[5] L’impression est aussi et peut-être d’abord celle du romancier. Voir la manière dont la rêverie du narrateur transforme en quelques lignes la jeune fille en héroïne potentielle : « Les traits de la Vénus de Milo expriment une certaine confiance noble et sérieuse qui annonce bien une âme élevée, mais peut s’allier avec l’absence de finesse dans l’esprit. Il n’en était pas ainsi chez ma compagne de voyage : on voyait que l’ironie était possible dans ce caractère, et c’est, je crois, ce qui me donna tout de suite l’idée d’une des statues de Michel Colomb. Cette possibilité de voir le ridicule, qui manque à toutes les héroïnes de roman, n’ajoutait-elle pas un prix infini aux mouvements d’une grande âme, tels que la conversation ordinaire peut les exprimer ? Cette physionomie renvoyait bien loin le reproche de niaiserie, ou du moins d’inaptitude à comprendre, que fort souvent la beauté grecque ne s’occupe pas assez de chasser de l’esprit du spectateur » (t. 1, p. 340).