Gestes en suspens. Le temps comme matière
du monde dans le cinéma de Jeff Nichols

- Sophie Lécole Solnychkine
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Fig. 5. J. Nichols, Loving, 2016

Fig. 6. J. Nichols, Loving, 2016

Fig. 7. J. Nichols, Take Shelter, 2011

Fig. 8. J. Nichols, Mud, 2012

De cette démarche de création, qui joue des indiscernables, je postule que Take Shelter constitue, sinon le paradigme, du moins la forme la plus immédiatement identifiable, mais qu’elle caractérise, au fond, toute l’œuvre de Nichols, en s’exprimant à différents niveaux. Autre exemple relevant de cette même logique de suspension du sens, Nichols a, dans tous ses films, une façon singulière d’entrer dans la séquence par un gros plan, voire un très gros plan. Comme ce même procédé intervient à l’identique aussi bien pour des séquences de stase (je veux dire par là non narratives ou non construites autour de l’action des personnages) que pour des séquences à la dramaturgie plus classique, il est difficile, du moins lorsqu’elles débutent, de les distinguer. Des images en très gros plan, à la valence sémantique très variable, constellent sa filmographie. Dans Loving, par exemple, des scènes récurrentes, qui émaillent l’ensemble du film (intervenant à cinq reprises), commencent par un très gros plan sur un bac contenant du mortier, suivi d’un second gros plan sur l’étalement de ce matériau sur un mur en train d’être monté (fig. 5). Un plan plus large vient ensuite saisir l’ensemble de la scène, montrant Richard au travail sur les chantiers de construction. D’abord, ces images en TGP s’inscrivent dans la logique que j’ai précédemment évoquée, en « indistinguant » séquences de stase et séquences de facture plus classique. Ensuite, et sans toutefois court-circuiter la progression du récit, ces images en TGP produisent ce que Jean Louis Schefer, dans son Traité des corps imaginaires, a appelé « un évanouissement de la réalité par ses détails » [7]. Plus largement, ces images, qui saisissent des gestes du quotidien effectués par Richard ou Mildred (une main accompagnant le tissu dont le pied de biche de la machine à coudre se saisit, une marmite bouillant sur une cuisinière – fig. 6), s’inscrivent dans le cadre plus général d’une écriture filmique qui entremêle temps forts et temps faibles. Ces gestes répétitifs, captés dans l’humilité du quotidien, signalent au spectateur que le temps, constitutif de ces vies banales et occupées à l’effectuation des tâches quotidiennes, en délivre une forme de vérité, bien plus que ne le ferait une logique narrative plus spectaculaire. Le retour régulier de ces plans introduit un rythme visuel dans la narration, qui produit quelque chose comme un effet-refrain, signalant les différentes ères temporelles du film. Les déménagements des Loving, chassés de leur état d’origine qui interdit le mariage interracial, se signalent par le changement de matériau de construction (la brique cuite remplace le parpaing) ; Nichols s’autorise, à la quatrième occurrence, une inversion de la série d’images (le mur avant le mortier), et, enfin, la dernière de ces séquences est aussi la dernière du film : lorsque, victorieux de leur bataille juridique, les époux Loving peuvent bâtir leur propre maison. La caméra de Nichols nous invite alors, plus qu’à suivre le déroulement d’une histoire linéaire, à partager des temps de vie dont le travail du grossissement nous met au plus proche, au contact même de la matière d’existence qui les constitue.

 

« I ain’t no towny » [8] : la nature comme expression du temps

 

Les films de Nichols sont constellés de nombreux plans, souvent brefs et non prégnants sur le plan du récit, qui cadrent des ciels obstrués de feuillages se déplaçant doucement au gré du vent (figs. 7 et 8). Symptôme de cet usage du vent comme « force visuelle », qui permet de sentir que « le monde palpite » [9], pour reprendre les termes de Benjamin Thomas dans son ouvrage L’Attrait du vent, Take Shelter s’ouvre sur une image de branches animées par une brise timide. Ce sont, dans Loving, une branche de cerisier chargée de fruits, puis des feuilles roussies par l’automne, des ramures dénudées par l’hiver, qui marquent le défilement des saisons. Dans Midnight Special, à l’aube ou au crépuscule, des herbes saisies au ras du sol s’agitent au vent. Dans Mud, comme dans Take Shelter, les mouvements des oiseaux portés par les courants aériens s’étalent sous nos yeux. Dans Shotgun Stories, des fleurs de coton bruissent dans le vent, au rythme du travail des champs.

Mud est probablement le film de Nichols le plus immergé dans la nature, mais il est aussi le moins stasique. Il propose de plonger (parfois littéralement) dans le bayou de Shelly, sur la White River, un affluent du Mississippi, qualifié de Mud River, qui donne son titre au film et son surnom au personnage incarné par Matthew MacConaughey. Si Mud est le moins stasique des cinq films de Nichols, c’est probablement parce qu’il se fixe pour objectif d’expérimenter une très grande fluidité de mouvement, notamment grâce à l’usage du Steadycam. Le montage qui suit les deux enfants dans leurs pérégrinations le long des boyaux liquides du bayou est vif, nerveux, téléologique. Les plans de coupe de nature qui viennent s’intercaler aux images des enfants ne ralentissent pas le rythme, pas plus qu’ils n’altèrent l’impression générale de flux continu que suscite le montage. Ces plans sont très souvent animés d’un léger mouvement de panoramique droite → gauche, le plus fréquemment pris à hauteur d’épaule, qui les relie à la continuité organique des autres plans. A y regarder de plus près cependant, on observe qu’un très léger mouvement sphérique, orbiculaire, anime ces plans de nature intercalaires, comme s’il se donnait pour tâche de redoubler le mouvement de rotation de la Terre. Ce qui procure alors à la fois une impression statique, par rapport aux plans très dynamiques, très vifs, qui suivent les deux enfants, mais aussi la sensation de capter ce mouvement qui serait celui de la nature : la lenteur du déploiement des feuilles, la pousse des tiges, la germination et, alors, la sensation manifeste que des temps différents mais imbriqués sont là à l’œuvre.

Comme le note Jean Louis Schefer, faisant référence au cinéma des premiers temps, « ces déplacements de grains météorologiques – nuages passant, feuilles agitées – sont la première respiration du monde apparu dans les images : et son âme (…) est le temps apparu » [10]. « Dès sa naissance l’image est simplement donnée au temps, ou elle l’introduit. Ce temps-là n’est pas celui du mouvement ou de l’action. Il est son essence et son espèce de gangrène (…) sa sphère d’évaporation » [11]. Plus loin :

 

Cette espèce d’essence évanouissante fera plus ou moins consciemment (plus ou moins poétiquement) tout le cinéma : sa possibilité narrative. Et jusqu’à son effort réaliste ; (…) le temps s’est introduit dans les images, pour la première fois, et non le mouvement. C’est lui qui va faire tout le cinéma. Sa poétique et sa forme même [12].

 

Le cinéma, dès son apparition, s’il se rapproche de la photographie par sa puissance analogique et sa nature technique, machinique, ajoute cependant « à l’objectivité de l’enregistrement, la reproduction du temps » [13]. Dans cette perspective, les plans qui nous occupent se signalent par leur caractère paradoxal, semblant tout à la fois refléter la nature mouvante du réel, tout en produisant un effet de suspension du temps, qui s’exprime à l’intérieur d’un monde pourtant voué au mouvement, et dont le cinéma saurait, le mieux, représenter la nature contingente.

 

 

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[7] Ibid.
[8] « J’suis pas d’la ville » (ma traduction), phrase prononcée par Ellis (Tye Sheridan) dans Mud.
[9] Benjamin Thomas, L’Attrait du vent, Crisnée, Yellow Now, « Côté cinéma/Motifs », 2016, pp. 62 et 67.
[10] Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Op. cit., p. 14.
[11] Ibid., p. 17.
[12] Ibid.
[13] Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, « Nathan Université », 2002, p. 36.