Stases élémentaires dans les récits lecléziens
- Jean-Marie Kouakou
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résumé

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C’est cela qu’on attend, qu’on cherche depuis si longtemps : la lumière. Il suffit alors d’être debout en haut d’une colline, devant la mer, avec le ciel, et regarder, respirer, regarder, respirer (Le Clézio, L’Inconnu sur la terre [1])

 

L’univers est l’expression extérieure et visible de la « Réalité » et la « Réalité » est la réalité intérieure et invisible de l’univers (Djâmi-Souf)

L’élémentaire leclézien en cette étude, et dans son implication de suspension narrative qu’impliquent du reste le titre et l’ordre même de ce colloque, je le ramène exclusivement aux éléments dits fondamentaux de la matière : la terre, l’eau, le feu, et l’air (voire l’éther) avec leurs représentations ou leurs manifestations respectives diverses. Ce terme pourrait, il est vrai, s’entendre également, au vu de la pratique leclézienne, comme ce qu’il y a d’ancien et de primitif contenu dans la mémoire d’événements, d’objets, de personnages ou de processus, revenant sous la forme d’images survivantes. Ces deux sens sont en effet possibles parce qu’ils dimensionnent et sémantisent des séquences d’écriture particulières pendant lesquelles, chez Le Clézio, le récit tend souvent à s’épuiser dans une forme que l’on assimilera à une stase, de nature élémentaire pour le coup, en tant que cette période suspend momentanément la progression du récit. Mais je m’en tiendrai ici au premier sens évoqué en considérant une acception de stase que je dirai donc élémentaire.

Ce mode de suspension, chez Le Clézio, qui procède par une tentative de dépassement de la captation sensible du monde, se fait surtout par une contemplation réelle d’objets visant à faire transparaître l’au-delà du perçu et non par contemplation d’objets réels. De telles épreuves de perception diégétiques permettent ainsi d’analyser comment temporalité, perception et images sont le plus souvent, chez cet auteur, regroupées en un lieu unique d’un texte narratif anormalement gelé, en mode suspendu désormais, et auquel ce complexe fait momentanément perdre son caractère historique. Il est vrai que, paradoxalement, un temps intérieur s’y déploie en même temps sous formes d’images temporalisées qui, trahissant la présence du poétique, confèrent à ces stases leur originalité même d’espèce narrative mobile et immobile à la fois. Cette forme de stase élémentaire opérant le plus souvent par un effort de captation proche de la radiesthésie ou par un trouble psychique brutal, causé par le contact avec l’élémentaire, propose des ondes de forme sans doute éthériques [2] désirées par le sujet percevant ; elle propose parfois des images hallucinatoires involontaires qui s’affichent malgré tout, sans le désir ni le gré du percevant. Il s’agit d’images paradoxales quoi qu’il en soit puisqu’elles font de la stase leclézienne élémentaire, un lieu animé aux antipodes de la pause narrative traditionnelle qui, statique, était réputée simple escorte ou décor dans le récit balzacien. Le texte leclézien propose au contraire, en lieu et place, un récit-images animé, une stase vivante : « L’image s’y révél[ant] comme le théâtre intense de temps hétérogènes qui prennent corps ensemble » [3].

Presque toute l’écriture leclézienne exprime donc, directement ou indirectement l’élémentaire à travers ses fondamentaux (au sens d’Empédocle et, plus globalement, à celui des présocratiques que Révolutions cite souvent : « Héraclite, Parménide… » [4]) dont la présence a des incidences notables sur l’écriture narrative en raison de la suspension que leur contact, avec un individu percevant, provoque. Plusieurs séquences de mise en abyme sont sans équivoque sur ce point : le récit leclézien opère généralement, en s’arrimant à Parménide, « Toujours regardant les rayons de soleil… » (Rev, p. 199) et/ou dans une espèce de « combinaison de Nietzsche et des présocratiques, le vertige qui émanait d’Anaxagore, d’Empédocle, de Parménide, comme si les mots avaient un autre sens que celui que la réalité leur assignait. Que voulait dire le “soleil” d’Héraclite ? » (Rev, p. 203).

Dans ce contexte, on note bien que la perception-sensation d’une telle primordialité est vraiment désirée car recherchée. Elle entraîne alors généralement une stase que je dirais volontaire en raison du degré d’agentivité élevé dans le procès qui a cours lors de cette forme de perception contemplative. Mais quelquefois, en revanche, de telles perception-sensation se manifestent en dehors de tout désir chez le sujet percevant. Dans ces cas, la stase (subie) sera naturellement dite involontaire car elle a lieu sans aucune maîtrise des effets des sensations dues à l’élémentaire. Elle entraîne par conséquent des sensations non-désirées allant parfois jusqu’à l’apparition brutale de scènes dignes de tableaux d’enfer chrétien particulièrement effrayants mais surtout non-narratifs.

Perception volontaire et/ou perception involontaire [5], ces deux modes d’appréhension cognitive modifient considérablement ici, quoi qu’il en soit, le comportement narratif du point de vue de son caractère historique mué en temporalité poétique dynamique. Voilà qui m’amène à distinguer la stase volontaire de la stase involontaire dans l’écriture leclézienne.

 

Stase volontaire

 

Une telle stase, volontaire par le fait même du procès perceptif qu’elle met en place pour s’établir, chez Le Clézio, est généralement cosmique. L’écrivain recherche en effet, dans la durée perceptive, la fusion avec l’univers et proclame ainsi, à l’appui des élémentaires, vouloir

 

[é]crire pour lier ensemble, pour rassembler les morceaux de la beauté, et ensuite recomposer, reconstruire cette beauté. Alors les arbres qui sont dans les mots, les rochers, l’eau, les étincelles de lumière qui sont dans les mots, ils s’allument, ils brillent à nouveau, ils sont purs, ils s’élancent, ils dansent ! On part du feu, et on arrive dans le feu [6].

 

Dans ces conditions, la perception de l’élémentaire toute tendue vers cet idéal de beauté, provoque une sortie du monde sensible (lieu attendu par le lecteur par rapport à sa propre expérience sensible attachée au « visible » et au lisible), monde ici supplanté par l’apparition d’un au-delà dont la présentation contemplative constitue, à proprement parler, l’étendue textuelle de la stase volontaire (en principe non narrative car contemplative et/ou méditative). Il s’agit alors concrètement d’un segment où le sujet percevant est, par exemple, entraîné dans « un monde sous la mer (…) dans le genre d’une porte qui s’ouvre sur un autre monde » [7]. L’euphorie accompagnant alors l’intention, cette forme de stase vire au régime pulsionnel où l’on distingue une excitation sensorielle à partir d’un objet (élémentaire) et un but à satisfaire pour être en mesure de percevoir et de comprendre cette autre face du monde désirée ; le sujet percevant est décidément en quête d’un au-delà de ses sens, de l’au-delà du visible, de « tout cela [qui] existait, [qui] était plus vrai que le réel, tout cela [qui] avait la substance de l’éternité » (Rev. p. 37).

 

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sommaire

[1] J.M.G. Le Clézio, L’Inconnu sur la terre, roman, Gallimard, « L’Imaginaire », 1992, p. 34. Désormais IST.
[2] « Einstein dit que ce que nous désignons par une substance physique est en réalité une concentration intangible d’ondes de forme. Toute forme provient d’un champ morphogénétique dans le plan éthérique. Par condensations successives, à travers les plans mentaux, astraux et éthériques, elle devient si concentrée que nous pouvons la toucher avec nos mains. La condensation d’un champ morphogénétique dans le plan éthérique est ce qu’on appelle une onde de forme éthérique » (Stéphane Cardinaux, Géométries sacrées, T. 1, Escalquens, Trajectoire, 2004, p. 40).
[3] Ibid.
[4] Dans Révolutions (roman de Le Clézio), Santos initie Jean à la philosophie présocratique définie, en ce livre, comme « la vraie philosophie », celle qui consiste à « être accordée au temps céleste, comprendre le cours des astres » (J.M.G. Le Clézio, Révolutions, Gallimard, Nrf, « Blanche », 2003, p. 99, désormais Rev). Tout au long de ce récit, le lecteur est renvoyé à ces penseurs que sont « Anaxagore, Empédocle, Parménide » (p. 199).
[5] C’est ainsi que Renata Enghels et certains linguistes définissent la perception : « Le percepteur d’un acte de perception involontaire sera aussi appelé l’"expérient", suivant l’école typologique parisienne, représentée entre autres par Lazard, Feuillet et Bossong. » (R. Enghels, Les Modalités de perception visuelle et auditive. Différences conceptuelles et répercussions sémantico-syntaxiques en espagnol et en français, Max Niemeyer Velag Tübingen, 2007, p. 3.)
[6] J.M.G. Le Clézio, Voyage de l’autre côté, roman, Gallimard, « L’Imaginaire », 1975, p. 12. Désormais VAC. Ce départ à partir du feu nous fait privilégier la voie d’Empédocle pour entendre ici l’élémentaire.
[7] J.M.G. Le Clézio, Tempête, roman, Gallimard, Nrf, « Blanche », 2014, p. 37. Désormais Temp.