Enjeux oniriques, poétiques et esthétiques
d’une suspension du récit dans Cemetery of
Splendour
d’Apichatpong Weerasethakul :
analyse d’une séquence

- Antony Fiant
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résumé

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Fig. 1. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 2. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 3. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 4. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 5. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 6. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 7. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

Fig. 8. A. Weerasethakul, Cemetery of Splendour, 2015

De Mysterious Object at Noon (2000) à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010), en passant par Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) ou Syndromes and a Century (2006), le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul a construit l’un des univers les plus singuliers du cinéma, mais aussi de l’art contemporain ; un univers éminemment poétique et envoûtant, loin de tout pathos, de toute dramatisation classique, reposant bien davantage sur des sensations que sur des péripéties. Plus exactement, il noie, il diffuse, il dilue le potentiel narratif de ses films dans de très nombreux plans, scènes ou séquences qui sont – pour reprendre les termes de l’introduction générale de ces actes – des moments de « passivité, inactivité ou inaction, repos, pause ou détournement de l’action principale, [qui] constituent, selon le philosophe [Jacques Rancière dans Aisthesis [1]], autant de schèmes pour nous affranchir du mouvement téléologique du drame et nous éloigner de "l’action volontaire raisonnée et orientée vers une fin" ».

Le dernier long métrage en date d’Apichatpong Weerasethakul, sélectionné au festival de Cannes en 2015 (« Un certain regard ») – qui est aussi son premier film tourné sur support numérique et sa première collaboration avec le chef-opérateur mexicain Diego Garcia –, Cemetery of Splendour, n’échappe pas à la règle. S’il raconte l’histoire de Jenjira, une femme d’une cinquantaine d’années, handicapée, travaillant comme bénévole dans une ancienne école transformée en étrange hôpital abritant des soldats endormis, le film est émaillé de nombreuses scènes narrativement plus ou moins digressives, dans de purs moments de poésie et de grâce, voire de félicité ou d’épiphanie (nous reviendrons en conclusion sur ce terme). Pour donner d’emblée des exemples de ces moments stasiques, citons ces plans sur le bord d’un lac où des promeneurs se livrent à un jeu de chaises musicales ; cette scène d’apparition de deux princesses en vêtements d’aujourd’hui auprès de Jenjira pour lui annoncer que les soldats ne sortiront jamais de leur sommeil ; ce plan sur le ciel dans lequel une bulle investit peu à peu le champ de la caméra (fig. 1) ; ou encore ce cours collectif de gymnastique vers la fin du film.

En 2005, fortement impressionné et même troublé par les trois premiers films du cinéaste (Mysterious Object, Blissfully Yours et Tropical Malady), j’avais tenté, dans un texte intitulé « Apichatpong Weerasethakul : des films qui muent » [2] de caractériser un élan qualifié de « surréalisant », un geste tranquille d’insurrection contre toutes formes de conventions logiques, réalistes, narratives et, par-delà, morales pour leur opposer les vertus de l’imaginaire, de l’instinct, du rêve, de la béatitude, du désir ou encore du spirituel dans les véritables machines à muer que sont les films de Weerasethakul. Cette propension à la stase s’est grandement confirmée depuis, voire accentuée dans les trois films qui ont suivi. Aussi, c’est sur l’un des moments de suspens narratif de Cemetery of Splendour que nous nous attarderons ici à travers une analyse de séquence, un moment plus long que ceux mentionnés jusque-là. La séquence est centrale, située au cœur du film (à la 54e minute sur près de deux heures) et opère un doux basculement : dix minutes pour dix plans, même s’il n’est pas si aisé de déterminer précisément son début et sa fin.

Juste avant cette séquence, Jenjira dîne en ville avec Itt, le jeune soldat qu’elle veille à l’hôpital, qu’elle considère comme son nouveau fils et qui s’est réveillé quelques heures auparavant. Ils se rendent ensuite au cinéma. C’est là que la séquence en question débute, par un plan montrant les deux personnages de dos, eux-mêmes face à un écran de cinéma diffusant la bande-annonce d’un film fantastique local évacuant quant à elle et par contraste toute possibilité de stase. Vient ensuite une succession de plans nocturnes, sans paroles ni musique mais néanmoins sonores, basés sur des variations de couleurs et de lumière : le ventilateur du dortoir de l’hôpital ; les tubes phosphorescents ornant chaque lit qui sont – apprend-on au début du film – des composantes de machines testées par l’armée américaine en Afghanistan et censées procurer un sommeil et des rêves paisibles ; un mur en bas-relief au pied duquel deux personnes dorment ; un chemin bordant un canal où un homme ramasse des déchets ; un arrêt de bus sous lequel un homme dort… avant un retour au cinéma où l’on évacue Itt à nouveau endormi, puis un retour au dortoir, avant qu’un rêve de Jenjira ne vienne clore la séquence.

Précisément interrogé sur celle-ci dans un entretien, voici ce qu’en dit Apichatpong Weerasethakul :

 

Je ne vois pas cette scène comme un moment si différent. Mais au montage j’ai pensé :"Oh, il y a quelque chose qui se passe ici". Et on s’est rendu compte avec le monteur que c’était le milieu du film, mais ça n’avait rien d’intentionnel. (...) Il s’agit d’emporter doucement le spectateur vers un autre type d’illusion, dans une sorte de continuité, mais avec un sentiment plus fort de déception, et du désir aussi [3].

 

Une douce mue opérerait donc ici aussi et c’est ce moment, ce glissement progressif que nous voudrions interroger et analyser plus avant. Car ses enjeux sont multiples, d’une grande richesse formelle, propices à l’interprétation comme – et peut-être surtout – à la pure jouissance visuelle et sonore que la présente analyse ne saurait ni ne voudrait diminuer.

Qu’est-ce qui se joue au juste dans cette séquence ? A considérer la propension du personnage de Itt à s’endormir, on pourrait instinctivement considérer qu’entre le plan 1 (dans la salle de cinéma fig. 2) et le plan 8 (dans le hall du cinéma où on l’évacue fig. 3) on assiste à l’un de ses rêves. Sauf qu’on ne le voit pas s’endormir et que le seul plan qui peut être envisagé comme l’expression de son point de vue est le plan 2 (fig. 4), en contre-plongée sur le ventilateur du dortoir renvoyant possiblement à la position allongée qu’il y occupe la plupart du temps dans le film. Certes, une séquence onirique n’implique pas forcément de montrer l’endormissement du rêveur (souvent appuyé et annoncé, notamment dans le cinéma classique, par un effet de ponctuation comme le fondu), ni l’instauration du strict point de vue de celui-ci. Bien au contraire, c’est même souvent sa raison d’être que de pouvoir s’en affranchir et de susciter ainsi une indécision, un trouble chez le spectateur ; qu’on songe par exemple, et pour rester dans le cinéma très contemporain, à la manière dont Hong Sang-soo insère des rêves qui ne s’annoncent jamais comme tels dans ses films (notamment Haewon et les hommes, 2012, Jeonwonsa Film Co). Seulement, et pour en revenir à Cemetery of Splendour, l’extériorité progressive du plan 3 au plan 6 (figs. 5 à 8) fait qu’on se détache sensiblement du potentiel rêveur. En effet, aux trois plans dans le dortoir – le premier, comme on l’a dit, assimilable au point de vue de Itt, le second sur deux autres soldats, le troisième sur Itt – succèdent trois plans d’extérieur (le mur, le bord du canal, l’arrêt de bus).

 

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[1] Jacques Rancière, Aisthesis : scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2011.
[2] Antony Fiant, « Apichatpong Weerasethakul : des films qui muent », Trafic, n° 53, printemps 2005, pp. 27-38.
[3] Cyril Béghin et Jean-Philippe Tessé, « Adieu Thaïlande. Entretien avec Apichatpong Weerasethakul », Cahiers du cinéma, n° 714, septembre 2015, p. 37.